Wali, désinformation et propagande: quand la guerre se joue en ligne

Un soldat ukrainien en poste à Marioupol.

Propagée sur les réseaux sociaux par des comptes pro-Russes plus tôt cette semaine, la rumeur de la mort à Marioupol du célèbre tireur d’élite canadien Wali a rapidement été démentie par la brigade de combattants volontaires qu’il a jointe en Ukraine. Zoom sur le front de la désinformation, puissante arme de guerre.


Partout sur les réseaux sociaux, le même narratif accompagné des mêmes photos de l’ex-soldat du Royal 22e Régiment, parti prêter main forte aux Ukrainiens contre l’invasion russe, comme il l’avait fait en 2015 pour combattre l’État islamique en Irak: «Le sniper canadien Wali, surnommé le plus grand sniper au monde, a été tué 20 minutes après son entrée en action à Marioupol.» 

La Brigade normande n’a pas tardé à démentir «l’intox russe», assurant que Wali n’avait pas «opéré» à Marioupol. «Une méthode utilisée dans les psyops [opérations psychologiques] est d’inonder les réseaux sociaux de fausses informations afin de faire parler quelqu’un, quelque part, [pour connaître] sa véritable zone d’opération […]. Un meurtre non confirmé n’est pas un meurtre», a-t-elle écrit sur Facebook.

Des internautes pro-Ukrainiens ont pour leur part avancé que la rumeur avait été lancée par des pro-Russes dans le but d’ébranler ceux qui hésitent à se joindre à l’effort de guerre.

Au moment de publier ce reportage, aucune source indépendante n’avait confirmé ou infirmé quoi que au sujet de Wali, dont la dernière publication sur Facebook remonte à lundi, alors que le tireur d’élite écrivait ceci : «Ne vous en faites pas pour ma sécurité. Je suis déjà loin de la base qui a été bombardée [à Yavoriv, près de la Pologne, dans la nuit de samedi à dimanche]. J’y suis passé, mais brièvement.»

Pour Simon Thibault, professeur au département de science politique de l’Université de Montréal et spécialiste de la propagande, de la désinformation et de la manipulation en ligne, les rumeurs entourant Wali n’ont rien d’étonnant.

L’ex-soldat canadien, qui a été très présent dans les médias, «est devenu un symbole» de l’appui des combattants étrangers à la cause ukrainienne, souligne M. Thibault. «Ça devient un intérêt pour les propagandistes russes […]. Dans les conflits, ces symboles-là sont utilisés ou réutilisés pour contrecarrer la propagande de la partie adverse», explique-t-il.

Les 13 soldats de l’île des Serpents

Un autre exemple qui illustre bien selon Simon Thibault l’intérêt pour les protagonistes d’un conflit de se saisir de symboles dans leurs opérations de propagande pour influencer leurs publics respectifs est celui des 13 soldats de l’île des Serpents.

Selon ce qui a été rapporté sur les réseaux sociaux, notamment par le conseiller du ministre de l’Intérieur ukrainien Anton Gerashchenko, qui a publié sur Telegram un enregistrement audio à propos de cette histoire, 13 soldats ukrainiens qui se trouvaient sur l’île des Serpents, au large de leur pays dans la mer Noire, auraient été attaqués par un navire russe le 24 février. Suivant la version ukrainienne, les soldats auraient refusé de se rendre et auraient tous péri. Le 25 février, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, prenait la parole pour rendre hommage publiquement aux 13 soldats disparus.

Sauf que l’histoire ne s’est pas vraiment passée comme ça. Le régime russe a d’ailleurs contredit la version ukrainienne, affirmant que 82 soldats ukrainiens, dont ceux de l’île des Serpents, s’étaient rendus et avaient été fait prisonniers. Il a également publié des photos des soldats amenés selon lui en Crimée. Le 26 février, la marine ukrainienne a corrigé le tir et déclaré sur Facebook avoir bon espoir que les 13 soldats étaient vivants et en bonne santé, prisonniers des Russes.

Ukrainiens et Russes ne s’entendent toutefois pas sur les circonstances de la capture des 13 soldats, les premiers refusant de parler de reddition. Les soldats de l’île des Serpents se sont au contraire «courageusement défendus», clame-t-on du côté ukrainien.

«On s’est servi d’un symbole pour relayer un message plus ou moins vrai, et après, ça a été récupéré par les propagandistes de l’autre côté […]. Il y a toujours une volonté de la part des propagandistes de se servir de ces symboles-là pour contrecarrer la propagande qui va avoir été relayée», analyse Simon Thibault, qui rappelle que dans un contexte de guerre où les récits se concurrencent, «le public doit redoubler de prudence et s’informer auprès de sources et de médias qui ont fait leurs preuves pour démêler le vrai du faux».

Car de la propagande, il y en a de chaque côté en période de guerre. «Penser que la désinformation vient seulement d’un côté, c’est faire preuve d’une grande naïveté», dit M. Thibault. Quoique du côté ukrainien, on n’a pas besoin de faire «beaucoup de mises en scène, la réalité est tellement brutale et horrible», glisse le spécialiste.

En fait, la propagande ukrainienne n’est pas de la même nature que celle du régime russe, qui a une volonté de tromper les publics auxquels il s’adresse, de contrôler et de censurer l’information.

«Du côté ukrainien, c’est l’inverse, on n’est vraiment pas dans la censure, on est vraiment dans l’utilisation massive des médias sociaux pour tenter d’émouvoir — parce que c’est aussi ça, la propagande [positive, transparente], tenter de jouer sur l’émotion pour convaincre», rappelle Simon Thibault, en référence aux nombreuses apparitions publiques du président ukrainien, «un ancien acteur habile devant la caméra, bon communicateur». 

«On voit de nombreuses mises en scène où cette figure très charismatique est mise de l’avant, On veut que l’Ukraine continue d’être présente dans l’écosystème en ligne ou médiatique, que le pays soit toujours à l’avant-plan des préoccupations pour que ses demandes militaires et humanitaires soient répondues favorablement par tous ses alliés. Ces outils en ligne sont beaucoup utilisés pour relayer le message», note le professeur, ajoutant que les mêmes «tactiques» visant à susciter l’émotion sont aussi employées par Zelensky lors de ses discours devant les différents parlementaires occidentaux.

La vérité… exagérée 

Alexis Rapin, chercheur en résidence à l’Observatoire sur les conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM, remarque pour sa part que la propagande en Ukraine ne cherche pas tant à disséminer de fausses nouvelles créées de toutes pièces, mais davantage à «exagérer certains faits ou à mettre l’emphase sur certaines choses pour masquer certaines difficultés ou revers, par exemple». 

«On va par exemple gonfler les chiffres des pertes russes, dans l’idée de booster le moral ukrainien, ou pour montrer à l’Occident que l’Ukraine peut gagner cette guerre, que ce n’est pas une cause perdue. Pour que l’Occident continue de la soutenir, on va chercher à dramatiser ou à exagérer certains événements, comme on l’a vu par exemple avec le pilonnage de la centrale nucléaire. On va chercher à capter l’attention internationale, à diaboliser la Russie. Donc oui, on prend des libertés avec la réalité factuelle, il n’y a pas de doutes là-dessus, mais […] on est ici davantage dans une optique de propagande positive, d’évangélisation si on veut, pour susciter l’adhésion à une cause, pour montrer cette cause sous un jour positif», explique le spécialiste en mutations des conflits, cyberstratégie et désinformation.

Le régime russe, lui, n’hésite pas à faire de la propagande mensongère pour justifier son invasion en Ukraine, tantôt en clamant la nécessité de «dénazifier» le pays, tantôt en brandissant le danger qu’il représente avec ses prétendus laboratoires d’armes biologiques et chimiques financés par le Pentagone. 

La théorie complotiste entourant ces fameux laboratoires (qui ont dans les faits été mis sur pied pour aider à détruire les restes de l’arsenal nucléaire et chimique de l’URSS après la chute du régime communiste et qui servent aujourd’hui à surveiller l’émergence de nouvelles épidémies), a été soutenue tant par la Russie et les conspirationnistes pro-Trump que par la Chine, qui n’avait jusque-là pas eu de «grosse prise de position pro-russe», note Alexis Rapin. 

«On a vu avec l’histoire de ces laboratoires que différents acteurs chinois ont un peu sauté sur l’occasion, probablement pour alimenter la pseudo-controverse sur l’enjeu d’armes biologiques, faire écho à toutes les théories qui ont émergé sur l’émergence de la COVID et faire oublier le rôle de la Chine dans la pandémie», avance le chercheur, qui ne croit pas qu’il faille voir dans cette prise de position une volonté plus large de la part de l’appareil chinois d’embrasser et de promouvoir le narratif russe dans le conflit russo-ukrainien.

Je pense plus qu’on est dans de l’opportunisme de la part de la Chine, qui a vu passer un narratif qu’elle pouvait instrumentaliser pour pas cher.

Trolls pro-Russes

Selon Alexis Rapin, la propagande autour de ces laboratoires témoigne de la guerre de l’information que mène le Kremlin et les partisans de Poutine sur les réseaux sociaux. 

«Il y a des gens qui observent la dissémination de ces narratifs sur internet, qui font des analyses de données, et ce qu’on voit, c’est qu’il y a plusieurs de ces narratifs qui sont à l’origine posés sur la table par la Russie, mais qui ne prennent pas tellement dans un premier temps. Il sont repris, de leur propre initiative, par toute une constellation d’acteurs tiers pour la plupart situés en Occident, souvent des leaders d’opinion pro-Russes, notamment aux États-Unis au sein de l’alt-right et dans certains milieux d’extrême-gauche qui se revendiquent de l’anti-impérialisme», explique M. Rapin.

En reprenant et en disséminant ces narratifs qui n’avaient pas beaucoup de résonance au départ, donc, «ces acteurs tiers leur donnent un second souffle, voire génère l’essentiel de leur visibilité auprès de publics occidentaux», observe le chercheur, selon qui ce phénomène aurait été observé dans la fausse controverse des laboratoires biochimiques ukrainiens. 

Pour l’heure, rien n’indique que des «usines de trolls» russes, très actives pendant l’élection présidentielle américaine de 2016, par exemple, auraient été mises à contribution dans le contexte de la guerre en Ukraine, selon Alexis Rapin. 

«Ce qu’on voit surtout du côté russe actuellement, c’est quelques chose d’assez old school : des conférences de presse, l’utilisation des grands médias d’État pour diffuser certains narratifs, des ambassades mises à contribution pour publier des démentis ou certaines versions de l’histoire qu’on observe sur le terrain […]. Pour le moment, on ne distingue pas nécessairement de grande campagne de désinformation savamment orchestrée, de manière coordonnée, sur différentes plateformes d’information. Il y en a assurément de ce type de désinformation, notamment sur Twitter, mais on n’a pas encore pu documenter une mécanique totalement orchestrée et coordonnée», dit-il.

Pour le professeur Simon Thibault, il y a tellement d’informations mensongères ou «complètement déconnectées de la réalité» qui ont été relayées du côté russe ces derniers jours que «c’en est presque caricatural». «Les images du terrain viennent complètement contredire le narratif russe», notamment quant aux bombardements visant des civils, note-t-il.

Cela étant, «l’histoire est truffée d’exemples où il y a eu toutes sortes de mises en scène qui ont servi de prétextes pour justifier une intervention». «Et ce n’est pas juste les régimes autoritaires qui le font, il y a des régimes démocratiques qui l’ont fait par le passé», souligne le professeur Thibault.

Du contrôle de l’information en temps de guerre, l’Occident en a fait aussi, notamment lors de la guerre du Golfe de 1991, rappelle-t-il. «Les élites politiques et militaires américaines avaient été traumatisées par l’expérience du Vietnam, et pour les conflits suivants, notamment en Irak avec Bush père, il y a eu un grand contrôle de l’information. On amenait les journalistes, on les gardait intégrés au sein de l’armée et on leur montrait les images qu’on voulait bien leur montrer. Il y avait relativement peu de journalistes sur le terrain qui pouvaient documenter les dommages collatéraux des bombardements américains, par exemple.» 

Des outils pour y voir plus clair

Vous suivez la guerre en Ukraine et voulez éviter de relayer de fausses informations sur les réseaux sociaux? Outre les grands médias d’information, Simon Thibault et Alexis Rapin suggèrent de suivre des organisations comme Bellingcat, un site web de journalisme d’investigation spécialisé dans la vérification des faits et le renseignement d’origine source ouverte (Bellingcat est sur Twitter et Facebook). 

Pour ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances, le groupe de réflexion américain ISW (pour Institute for the Study of War) fournit des recherches et des analyses sur les questions de défense et d’affaires étrangères.

Enfin, pour des informations plus pointues sur le matériel militaire utilisé, saisi ou détruit en Ukraine, Alexis Rapin recommande les comptes Twitter de Ukraine Weapons Tracker et de Oryx.

Un soldat ukrainien en poste à Marioupol.