Les soldats avaient faim

Les soldats russes ont saccagé les maisons des villageois à la recherche de nourriture et d'objets de valeur.

CHRONIQUE / Quand les soldats russes sont arrivés en véhicule blindé dans le village ukrainien de Rakove le 2 mars, leur premier objectif n’était pas militaire, mais alimentaire. Oui, ils étaient venus se positionner en vue de lancer une offensive sur la ville de Voznessensk, à cinq kilomètres au nord. Mais pour avoir la force de se battre, il leur fallait tout d’abord trouver la nourriture que leur propre armée ne leur donnait pas en quantité suffisante.


Oncle Tolya, comme on appelle ce septuagénaire ici, l’a compris à la dure. En se présentant chez lui, les Russes ont pointé leur arme sur sa tête, l’ont sommé de se mettre à plat ventre et de leur révéler où il cachait son pain. «Puis, ils ont dit : “Allez, ramasse tes affaires et fous le camp.”», raconte-t-il.

À peu près tous les voisins d’oncle Tolya disent avoir vécu une expérience similaire, quoique la plupart sans avoir été menacés.

Natalia Vortchouk dormait encore quand les Russes sont arrivés. «Ils m’ont demandé : “ Qu’est-ce que vous faites ici? ” Je leur ai répondu : “Mais je vis ici! ” Puis, je leur ai expliqué qu’il y avait des enfants dans toutes les maisons de cette rue. Ils étaient surpris parce qu’on leur avait assuré que tout le monde avait quitté et qu’ils pouvaient installer leur artillerie [dans le village].»

Les soldats ont ensuite demandé à la mère de trois enfants si elle avait un endroit pour se réfugier avec sa famille durant les combats qui viendraient, mais elle leur a indiqué que le seul abri à sa disposition était le sous-sol de la maison. « Ils m’ont dit : “Le sous-sol, ça ne vous aidera pas. Mieux vaut que vous vous en alliez.” Alors nous avons ramassé nos affaires et nous sommes partis en verrouillant la porte.»

Natalia Vortchouk (à droite) dormait encore quand les Russes sont arrivés.

Quand elle est revenu le lendemain, la porte d’entrée était brisée et des vitres et une horloge avaient été fracassés. «Tout était viré à l’envers. Il y avait des tasses par terre, des couvertures. Ils avaient pris le salo (lard salé), le lait, le fromage, la crème sure. Enfin, tout ce qui se mange. Sauf les patates, parce que ça ne se consomme pas cru.»

Le séjour des soldats russes à Rakove a duré à peine deux jours. Rapidement, les forces ukrainiennes de Voznessensk les ont mis en déroute. Plusieurs ont réussi à battre en retraite. D’autres n’ont pas eu cette chance.

Les soldats morts

En battant en retraite, les soldats russes ont laissé beaucoup de matériel militaire derrière eux dont des caisses d'obus pour mortier.

Deux semaines plus tard, Mikhaïl Sokourenko est encore en train de récupérer leurs dépouilles dans les environs du village. Lorsque des habitants l’appellent pour l’informer de leur découverte, l’opérateur de pompes funèbres s’y rend avec son équipe.

Au moment de notre rencontre, le cadavre d’un dixième soldat repose dans son camion. Il fait ouvrir la bâche en plastique verdâtre qui le recouvre pour nous le montrer. Les deux photographes français et espagnol qui s’en approchent, pourtant habitués des zones de guerre, sont horrifiés par sa minceur, convaincus qu’il s’agit d’un signe de malnutrition. «Ne vous inquiétez pas, dit Mikhaïl. J’en ai aussi d’autres qui sont gras comme des veaux.»

Quand je lui demande ce qu’il fera de ces corps, il ne peut s’empêcher de blaguer. «Nous allons les mettre dans un avion et les jeter au-dessus de Moscou», lance-t-il, avant d’expliquer qu’ils reposeront plutôt dans un réfrigérateur en attendant d’être réclamés. «S’ils ne le sont pas, nous les enterrerons dans une fosse commune.»

Comme beaucoup d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes, Mikhaïl ne peut concevoir que l’armée russe ne cherche pas à rapatrier ses soldats tués. Même morts, il n’arrive toutefois pas à éprouver d’empathie pour ces ennemis. «Il n’y avait rien de sacré pour eux. Comment ont-ils pu suivre des ordres comme ceux qu’on leur avait donnés?»

Sa pitié, Mikhaïl la garde pour Sergueï et oncle Sacha, le frère et le père de l’un de ses amis. La veille, ils ont voulu éviter une mine antichar en voiture. En faisant demi-tour, ils ont roulé sur une autre. «Ils n’ont eu aucune chance. L’explosion les a frappés directement», raconte-t-il en me montrant les photos de leur pièce d’identité sur son téléphone.

Mikhaïl ignore si la mine avait été placée sur la route par les Russes ou par les Ukrainiens pour défendre Voznessensk. «Je ne suis pas un militaire, je ne sais pas ces choses.»

La carcasse d'un hélicoptère russe.

Nous nous rendons à l’orée d’un champ de blé, où on a rapporté la présence d’un onzième cadavre russe. Des habitants du coin l’ont enterré pour éviter qu’il soit dévoré par les bêtes et ont déposé son casque sur l’amas de terre afin que Mikhaïl et son équipe puissent facilement le retrouver. Deux fossoyeurs s’affairent à le déterrer.

Dans le champ gît la carcasse d’un hélicoptère russe. Au loin, un nuage de fumée noire indique que les démineurs ukrainiens sont au travail pour empêcher d’autres accidents.

Durant l’attaque russe sur Voznessensk, Mikhaïl s’est aussi occupé des vivants, raconte-t-il. «Nous allions chercher les femmes et les enfants près du petit pont où étaient concentrés les combats] et nous les emmenions vers les abris anti-bombes.»

Sous son enveloppe coriace et son penchant pour l’humour noir, kalachnikov en bandoulière, Mikhaïl est loin d’apprécier ce qu’il voit et vit tous les jours depuis que l’armée russe a envahi son pays «Je travaille sans arrêt parce que des gens comptent sur moi. Mais dans cette situation, seuls les idiots n’ont pas peur.»

Deux fossoyeurs déterrent le cadavre d'un soldat russe, enterré par des habitants.