Mr. Cuddington, un couple d’illustrateurs de jeux de société au sommet de son art

Une image du jeu <em>Tidal Blades : Heroes of the Reef</em>, illustré par Lina Cossette et David Forest.

JEUX DE SOCIÉTÉ / Mine de rien, depuis leur village en banlieue de Victoriaville, un couple d’illustrateurs québécois signent l’art de certains des jeux de société les plus célébrés de la planète. En moins d’une décennie, Lina Cossette et David Forest se sont fait une renommée internationale — sous le pseudonyme Mr. Cuddington — et une place enviable dans cette étonnante industrie.


Le couple d’artistes dans la jeune trentaine compte déjà dans son portfolio de nombreux titres au succès de vente et d’estime, notamment en raison de la qualité de leur graphisme. On pense à Brass, Santorini, Charterstone, La forêt des frères Grimm, entre autres.

Sans omettre leur pièce maîtresse, Tidal Blades : Heroes of the Reef, une expérience unique dans leur carrière. Ce jeu coloré de cartes, de dés et de placement d’ouvriers à grand déploiement est né de leur imagination : un univers tropical fantastique où des gladiateurs relèvent des défis dans l’arène et combattent les envahisseurs de leur royaume insulaire. La campagne de sociofinancement de la suite Tidal Blades 2 : Rise of the Unfolders sera d’ailleurs lancée ce mois-ci, en plus d’un livre de jeu de rôles inspiré de l’univers sur lequel Lina et David ont abondamment travaillé pendant la pandémie.

Entrevue avec deux oiseaux rares, des artistes québécois de jeux de société qui font rayonner leur talent de par le monde… sous le nom de Mr. Cuddington!

Lina Cossette et David Forest forment le duo derrière l'énigmatique artiste Mr. Cuddington.

Pourquoi avez-vous commencé à dessiner des jeux?

Lina : «On a commencé à dessiner en 2013 pour le plaisir, chez nous, de soir, après notre travail dans les jeux vidéo et l’animation. Mais c’est en 2014 qu’on est vraiment tombé là-dedans à temps plein, à la naissance de notre fille. On s’est dit que ce serait l’fun de travailler ensemble tous les deux, d’y aller plus petit, de choisir nos projets.»

David : «On voulait aussi partir de Montréal et travailler de chez nous. À la base, on ne pensait pas s’en tenir aux jeux de société. On voulait juste illustrer, mais ç’a tout de suite marché!»

Comment s’est faite votre transition des jeux vidéo vers les jeux de table?

Lina : «Dans les jeux de société, les équipes sont plus petites, alors on travaille en étroite collaboration avec le concepteur et l’éditeur. On planche vraiment sur la façon de rendre l’expérience fluide pour les joueurs. Le dessin est au service de la compréhension, pour aider à jouer de façon intuitive. Parfois, dans les jeux vidéo, c’est beau juste dans le but d’être beau. Le fait qu’on tripait sur les jeux de société nous a donné le petit edge qui faisait qu’on pouvait se mettre dans la peau des joueurs, pour s’assurer que les informations transmises par les cartes et le tapis de jeu sont faciles à comprendre, par exemple.»

David : «Quand on a commencé, le sociofinancement des jeux en était à ses balbutiements. On ne se doutait pas à quel point ce qu’on avait appris en animation allait nous servir. On a touché à tout : dessins, marketing, vidéo, etc. La production du jeu elle-même est aussi à prendre en considération. En jeu vidéo, on peut faire ce qu’on veut. Mais quand on imprime et on découpe sur du carton, plus on rajoute de la complexité, plus ça coûte cher. On doit maintenant en tenir compte.»



Quelle est votre méthode de travail?

Lina : «J’aime considérer nos jeux comme nos bébés. On privilégie donc les contrats qui nous permettent de faire la direction artistique au complet, de A à Z. On est des touche-à-tout assez complémentaires. Selon la grosseur du jeu, les illustrations peuvent nous demander jusqu’à un bon six mois de travail. Ce qu’on aime, c’est le plaisir et la vitesse à travailler ensemble et à se consulter.»

David : «Il n’y a pas une image sur laquelle on n’a pas travaillé tous les deux ensemble. C’est pourquoi un voulait un nom de compagnie comme Mr. Cuddington, qui évoque un artiste unique.»

Quels jeux et artistes vous inspirent?

Lina : «Un des premiers jeux qui nous a vraiment fait triper pour ses dessins était Seasons, par Libellud. C’est à ce moment que je me suis dit que c’est exactement ce que je voulais faire dans la vie. Sinon, je suis toujours impressionnée par les choix de couleur de Ian O’Toole, qui réussit des agencements auxquels je n’aurais jamais pensé. J’admire la vitesse de travail de Manny Trembley. On aurait fait une centaine de jeux si on travaillait à sa vitesse! Il vient de la BD et c’est vraiment important d’être rapide dans ce domaine.»

Comment définissez-vous votre style?

David : «Tout de suite après Santorini, on a travaillé sur Brass. Ces jeux ne pourraient pas être plus différents. Personne n’aurait vu Santorini en pensant qu’on serait capable ensuite de créer un jeu réaliste, sale, sur la révolution industrielle. Pour ça, on a la chance d’avoir la confiance de nos éditeurs. Par exemple, Santorini est proche du style de Lina, qui aime les personnages, les couleurs et les grandes lignes. Brass est plus près du mien, qui préfère les paysages, la technique et le détail. On s’adapte au style de l’autre et on se retrouve dans le milieu.»

Lina : «On est fusionnels. On s’échange nos ébauches et on continue sur le travail de l’autre.»

Oubliez l’humilité : à quel point êtes-vous «big» dans votre industrie?

David : «Il est arrivé à plusieurs personnes de nous dire qu’on est leurs artistes préférés. On est souvent nommés parmi les top 10 des artistes de jeux, facilement.»

Lina : «On est quand même assez connus sur le marché américain. Les éditeurs en sociofinancement savent qui nous sommes et nous ont sûrement déjà écrit pour des contrats. Cela dit, on ne fait vraiment pas beaucoup de conventions pour rencontrer les fans. Ç’a n’a pas vraiment aidé d’avoir lancé notre compagnie et fait des bébés en même temps! Pendant quelques années, juste dormir était un exploit! [rires] Cela dit, on est rendu à un point où je peux juste contacter une personne avec qui j’ai envie de travailler et lui proposer de collaborer sur un prochain jeu compatible avec nos compétences. Maintenant, les éditeurs sont contents de mettre notre nom sur la boîte! [rires] Ça veut dire que notre travail a une certaine valeur de promotion en soi.»

Vous arrive-t-il de vous faire reconnaître?

Lina : «C’est arrivé une fois ou deux seulement, dont une fois dans un camping. On ne s’attendait vraiment pas à ça! C’est rare puisqu’on ne fait pas beaucoup de conventions. Ce monde est méconnu pour plusieurs. Quand on dit à des amis qu’on va en convention signer des autographes et des jeux, ils sont surpris d’apprendre que des gens veulent nous voir! [rires]»

David : «On est connu dans le monde des jeux de société, qui est relativement petit. C’est arrivé qu’on joue à un de nos jeux lors d’une soirée, et les gens n’avaient aucune idée que c’était nous qui l’avions illustré. Personne ne nous connaît vraiment, alors c’est un peu rigolo! On se cache un peu derrière nos jeux. On montre nos créations davantage que nos visages.»

Vivez-vous de votre art?

Lina : «Oui. Au début, on faisait de tout, ça s’emboîtait bien et on ne manquait jamais de travail. Depuis 2014, les jeux de société représentent 100 % de nos revenus.»

David : «On est tellement occupés et liés avec certains amis éditeurs qu’on n’a pas de temps pour de nouveaux contrats! Au Québec, c’est rare. Même aux États-Unis, il n’y a pas tant d’illustrateurs que ça, par rapport à la taille de la population. C’est en Europe qu’on en trouve davantage.»

Vous manquez de temps, mais qu’arrive-t-il si un gros éditeur vous propose un projet alléchant? Par exemple, si Stonemaier Games — avec qui vous avez collaboré sur «Charterstone» — vous contacte de nouveau?

David : «Stonemaier est un éditeur avec qui on aimerait retravailler un jour. On avait vraiment adoré l’expérience de travailler sur Charterstone. On n’avait pas vraiment le temps de le faire, mais ça nous semblait une occasion extraordinaire à ne pas manquer.»

Lina : «L’éditeur Jamey Steigmaier est quelqu’un à qui tu peux envoyer un courriel et obtenir une réponse en moins de 15 minutes! C’est très proactif comme façon de travailler. Au début, on avait de la misère à dire non, mais c’est devenu difficile et chaotique. Maintenant, on est rendus bons à répondre qu’on est pleins pour cette année, mais qu’on peut se reprendre l’an prochain. Je crois qu’on est là pour durer, alors les étoiles ont des chances de s’aligner pour collaborer avec des éditeurs qui nous intéressent, dont Stonemaier. S’ils continuent de faire des jeux et qu’on continue d’illustrer, on va trouver un moyen de travailler ensemble dans le futur.»

«Tidal Blades» a été un projet rare et fou pour vous, non?

Lina : «Après avoir collaboré sur Grimm Forest, l’éditeur James Hudson de Druid City Games nous a demandé ce qu’on aimerait faire. On lui a répondu que c’était d’imaginer et de créer en simultané un univers grandiose dans lequel on emboîterait ensuite les mécanismes d’un jeu. Il est embarqué dans notre idée folle et c’est devenu Tidal Blades! C’est vraiment typique de notre carrière de s’embarquer dans des affaires où on ne sait pas ce qu’on fait, mais on essaie des choses! [rires]»

David : «On a même créé un petit Wikipédia à l’interne sur tous les lieux et les créatures du jeu. On a mis beaucoup de travail sur ce jeu. Tous ces détails pas nécessaires ont servi par la suite au développement de Tidal Blades 2 et d’un gros jeu d’aventure accompagné d’un livre de près de 400 pages avec une centaine de nos illustrations.»

Cette suite baptisée «Tidal Blades 2 : Rise of the Unfolders» sera lancée bientôt (22 mars). Où en êtes-vous dans ce projet?

David : «On n’a jamais été aussi préparé. C’est vraiment le plus beau jeu qu’on a fait. On est vraiment fiers. On a hâte de le montrer au monde. Ce sera beaucoup comparé à Gloomhaven, je le vois venir. Ce sera une sorte de Gloomhaven familial plus coloré, mais assez gamer en termes de stratégie. On a beaucoup de plaisir à dévoiler des images graduellement. Certaines d’entre elles font partie de nos œuvres préférées.»

Lina : «Pour nous, la pandémie a été un moment où nous avons été isolés, ensemble, à travailler sur le livre de jeux de rôles de Tidal Blades. On a vraiment maximisé notre temps d’isolement en créant plein d’illustrations tropicales. On a vraiment eu du gros fun noir! Je crois que ça paraît dans les images qu’on a eu du plaisir à les faire. On a une bonne dose d’excitation à l’approche du lancement.»



Le succès d’un jeu que vous avez dessiné a-t-il de l’importance?

Lina : «Hum… C’est toujours plaisant qu’un projet soit apprécié par d’autres gens que nous. C’est l’fun quand le succès arrive, mais on se doute bien que ce n’est pas toujours possible. Nous, on a toujours du plaisir à dessiner, peu importe. Le succès n’est jamais notre point de départ. On se demande ce qu’on a envie de faire et on espère ensuite que ce sera un vecteur contagieux de plaisir pour les autres.»

David : «C’est d’autant plus hors de notre contrôle qu’on n’est pas impliqués dans les mécanismes du jeu.»

Êtes-vous déçus quand vos jeux ne sont pas traduits en français?

Lina : «C’est plus une belle surprise quand ils le sont, parce que ça n’arrive pas souvent! Mais l’éditeur Druid City Games avec qui on collabore souvent a établi une belle relation avec [l’éditeur français] Lucky Duck Games, alors j’ai bon espoir de voir la plupart de ces jeux traduits éventuellement.»

Êtes-vous des joueurs?

Lina : «Oui, pas mal, quoique c’est difficile de rester à jour. Parfois, je me sens vraiment dépassée par l’explosion du nombre de jeux qui sortent chaque année. On a tellement été occupés que trouver le temps d’apprendre de nouveaux jeux et d’y jouer peut être difficile. On a une pile de jeux toujours non joués; c’est un dilemme fréquent chez les amateurs! Il y a beaucoup d’efforts faits pour assurer la rejouabilité des jeux, mais on a tellement peur de manquer les nouvelles sorties qu’on n’y revient pas souvent.»

David : «Nos bibliothèques sont pleines. Il commence à y avoir des jeux qu’on a seulement joués une fois ou deux. Pourtant, on a des jeux achetés il y a six ans qu’on a encore envie de sortir avant.»

Quels sont vos jeux favoris?

David : «Seasons sort souvent, Innovation est un de nos préférés. On aime beaucoup de jeux à deux. Lost Cities a sorti pas mal. On a joué beaucoup à nos jeux Santorini et à Steampunk Rally dans le temps. Super Motherload est aussi l’un de nos préférés.»

Lina : «Concordia est vraiment un coup de cœur, mais on n’y a pas joué assez. Le petit jeu de cartes vintage tout simple Battleline aussi. Brass est un bon jeu, qu’on a souvent même pas le temps de finir!»

J’imagine que les jeux sont un passe-temps pour toute votre famille?

Lina : «Notre garçon de quatre ans est le plus passionné, même s’il ne joue pas vraiment avec les règles. Notre fille de sept ans commence à être compétitive, tranquillement pas vite.»

David : «On n’a pas de misère à inventer des règles pour jouer à de gros jeux qui ne sont pas du tout pour leur âge. On s’adapte.»

Vos enfants veulent-ils suivre vos traces?

David : «Notre garçon trouve toujours des figurines et des jouets dans la maison qu’il ajoute dans la boîte de Tidal Blades en disant que ça va rendre le jeu vraiment meilleur!»

Lina : «Chaque fois qu’on ouvre une boîte de jeu, il y a de nouvelles cartes à l’intérieur. C’est notre fils qui les a dessinées et les a mises dedans! Il dit que ce sera son travail plus tard!»

Info : mrcuddington.com et @mrcuddington sur Facebook

Une image du jeu <em>Tidal Blades : Heroes of the Reef</em>, illustré par Lina Cossette et David Forest.

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Un rendez-vous pour les amateurs de jeux de société

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