Le régime, aussi appelé « marché de gros », force les grands fournisseurs propriétaires d’installations à partager des pans entiers de leur réseau à des revendeurs de services de télécommunications, et ce, à un prix fixé par le CRTC. Un système qui n’a pas encouragé le développement d’infrastructures, au cours des dernières années, constate Gabriel Giguère, analyste en politiques publiques de l’IEDM.
« Il est temps que le CRTC réexamine son cadre réglementaire, qu’il démantèle graduellement son régime de prix de gros et qu’il fasse confiance aux entrepreneurs. Au lieu d’un nouveau revirement dans la fixation des prix de gros, les autorités devraient plutôt considérer d’arrêter de réglementer le secteur de manière excessive et se tourner vers un cadre qui repose sur une concurrence dynamique et réelle, fondée sur les infrastructures. »
Dans un reportage publié plus tôt cette semaine par les Coops de l’information, le gouvernement du Québec a maintenu sa promesse de brancher tout le Québec d’ici l’automne prochain, malgré l’absence de contrats concernant des milliers de citoyens. La CAQ se montre confiante, notamment en raison des lucratifs contrats donnés aux fournisseurs. Le gouvernement débourse parfois jusqu’à 10 000 $ par porte pour offrir le service. Sans régime de prix de gros, la part des contribuables aurait été moindre, croit l’IEDM.
Démanteler le régime ne signifie pas la fin du partage de réseau, au contraire. Les gros joueurs auraient toutefois le choix de vendre les accès à un prix plus élevé. Le CRTC fixe les prix, qui ont largement diminué de 2013 à 2021. Ceux-ci sont jugés trop hauts par les revendeurs et trop bas par les grands fournisseurs. Par exemple, en 2013, le tarif mensuel de gros (calculé par tranche de 100 Mbps) était d’environ 1000 $ pour Bell. En 2020, le prix a chuté à moins de 300 $.
C’est comme si vous achetiez un immeuble. Le gouvernement vous oblige à le louer à tel prix chaque mois. Vous refaites les fenêtres, vous entretenez le bâtiment, mais vous devez tout de même louer au même prix. Ça ne vous encourage pas à investir.
L’abolition du régime est exigée depuis des années par différents intervenants, mais le CRTC refuse de broncher. Le régime avait été mis en place il y a près de 20 ans pour favoriser une concurrence accrue entre les fournisseurs de services Internet. Plus de joueurs peuvent encourager l’instauration de prix de détail compétitifs, croit le CRTC. Une vision archaïque, estime l’IEDM, misant davantage sur une concurrence basée sur les infrastructures. « On tient artificiellement une concurrence. »
Par ailleurs, le régime a créé de l’incertitude chez les fournisseurs. Depuis 2013, le CRTC a remis quelques fois en question les prix fixés, mettant sur leur garde les petits et grands fournisseurs. « L’histoire récente montre le danger d’un tel mode de régulation. »
Certaines des infrastructures récentes sont payées par l’État, donc en quelque sorte, elles n’ont rien coûté aux fournisseurs, mais ils doivent toutefois les entretenir et d’autres investissements sont à prévoir dans l’avenir pour améliorer les services», rappelle l’expert.
« Le régime est contre-productif, car aujourd’hui, on est obligé d’avoir une entente publique avec des fonds publics pour obtenir un service de qualité. On paye près de 10 000 $ par porte, au Saguenay-Lac-Saint-Jean. On aurait pu éviter ça. En ayant de meilleures ententes avec les revendeurs, les fournisseurs auraient investi davantage par le passé. Oui, dans certains secteurs, le prix au détail aurait peut-être été plus élevé, mais il y aurait moins de fonds publics d’investis », note l’analyste.
Les grands fournisseurs investissent en moyenne 8,5 milliards $ par an pour améliorer leur réseau et leurs équipements de télécommunication. Les revendeurs moins de 0,06 milliard, selon les chiffres du CRTC.
Plus de 1,3 milliard $ a été réservé pour cette promesse phare de la Coalition Avenir Québec, aux dernières élections. L’objectif est de brancher «toutes les résidences habitables qui ont un compteur électrique», même ceux en secteur de villégiature.
Jusqu'à maintenant, plus de 825 millions $ de contrats ont été attribués pour brancher 150 000 foyers. Mais plusieurs citoyens mal desservis attendent toujours la bonne nouvelle qui leur fera arriver au 21e siècle. En 2021, le gouvernement avait estimé à 250 000 le nombre de foyers à brancher.
«Ça fait des années qu'on attend ça, soupire Michael Huet, qui réside à Saint-Honoré, une municipalité en périphérie de Saguenay.
«Et avec l'école à la maison et le télétravail, c'est devenu pire. On espère faire partie de la nouvelle vague de projets. Mais à l'heure actuelle, autant du côté de notre ville que du gouvernement, on n'a pas eu l'annonce.»
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Comme ce dernier, des milliers de Québécois peinent à obtenir un service Internet à haut débit et ne savent toujours pas si leur territoire accueillera la fibre optique ou une autre technologie.
Dans certains secteurs, les informations de la carte publiée par Ottawa ne concordent pas avec la réalité. Selon le document fédéral, dont les informations proviennent des fournisseurs, des chemins ont déjà accès à une technologie leur donnant Internet haute vitesse. Sur le terrain, par contre, la réalité est tout autre.
«Selon la carte, nous avions une dizaine de résidences non ou mal desservies. Après vérification sur le terrain, nous en avons 500 de plus. Ça fait toute une différence», explique un maire d'une municipalité de 2000 habitants.
«Nous avons dû prouver les faits au gouvernement du Québec et nous sommes en discussion pour les faire reconnaître. Ça se passe bien pour le moment», poursuit l’élu, qui ne souhaite pas commenter publiquement pour éviter de nuire aux démarches.
Plusieurs municipalités du Québec ont dû refaire des vérifications sur le terrain, à la demande du gouvernement provincial. C’est de là qu’ont émergé quelques milliers de cas de gens mal desservis, qui ne font pas partie des ententes qui ont été signées.
«Nous avons 3200 foyers ciblés dans le programme d'Internet haute vitesse. Mais nous en avons 800 de plus qui sont mal desservis et qui ne sont pas dans le programme. Ces informations ont été remises en décembre dernier au gouvernement», confirme un représentant de la MRC du Fjord du Saguenay, un territoire qui compte au total 12 000 foyers.
Plusieurs MRC de la province ont transmis des informations similaires au Secrétariat à l'Internet haute vitesse du Québec, qui se charge de les compiler. Député d'Orford et responsable du volet Internet haute vitesse, Gilles Bélanger estime à 20 000 le nombre de foyers orphelins qui ne font pas partie d'ententes. Il assure toutefois qu'ils seront aussi desservis.
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Le député rappelle que c'est son gouvernement qui a demandé un nouvel inventaire, après avoir constaté de la distorsion entre la carte publiée par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) et le terrain.
Des tests de rapidité ont dû être effectués, car la carte disait qu'il y avait une vitesse de haut débit, alors que ce n'était pas le cas. C'est de la job de bras en ce moment, mais on ramasse tout le monde.
Québec a dû refaire la carte complète des services de télécommunications, au cours des derniers mois. Elle sera dévoilée en mars. Sa publication pourrait faire ressortir de nouveaux secteurs mal desservis. Même dans certains centres urbains.
«On pense souvent aux régions plus éloignées, mais même en plein cœur de Montréal, on peut avoir des surprises», laisse tomber le député d'Orford.
Des contrats importants
Le temps presse, pour remplir la promesse. Qu'est-ce qui rend le gouvernement caquiste si sûr d'y arriver? Les lucratifs contrats donnés aux fournisseurs et les conséquences liées à leur non-respect, répond M. Bélanger.
Les compagnies responsables des branchements reçoivent en moyenne plus de 5000 $ par foyer. Les coûts diffèrent toutefois d'une région à l'autre, notamment en raison de l'étendue du territoire. Au Saguenay-Lac-Saint-Jean, en Mauricie et en Estrie, il en coûte entre 7300$ à 10 000$ par foyer. Dans la région de la Capitale-Nationale et en Outaouais, des régions plus urbaines, le coût varie de 3000$ à 5000$ par foyer.
«Les fournisseurs sont contents, mais ils sont mieux de livrer. S'ils ne livrent pas, on peut leur enlever un territoire complet», avertit le député Bélanger.
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Il ajoute que quelques secteurs ont été «fibrés» sans subvention par des entreprises qui ne voulaient pas laisser ce territoire filer entre leurs mains, permettant ainsi à Québec d'économiser.
C'est la première fois que les travaux liés à des subventions pour internet haute vitesse seront surveillés d'aussi près. La firme KPMG a décroché le contrat de 13 millions $ pour la gestion du projet, de la reddition de compte au contrôle de la qualité, en passant par l'analyse des impacts économiques.
Le CRTC n’est «pas responsable»
Du côté d’Ottawa, on refuse de prendre le blâme pour cette carte, dont les informations sont données par les fournisseurs. «Le CRTC n'est pas responsable de la précision, de la fiabilité ou de l'actualité de l'information fournie par ces sources externes», peut-on lire sur le site du gouvernement fédéral.
Pourtant, c'est sur cette carte que ce sont basées pendant des années les gouvernements pour octroyer des subventions aux compagnies afin de mieux desservir les citoyens.
«Certains fournisseurs rapportaient au CRTC qu'ils offraient un service haute vitesse, alors que ce n'est pas réellement le cas. Certains le faisaient pour éviter de perdre leur secteur. S'ils avaient dit au départ ne pas être en mesure de bien desservir les lieux, les gouvernements auraient ciblé ce territoire et l'auraient inclus dans les différents programmes des dernières années. Donc des secteurs ont été oubliés en raison de ce manque d'informations», confirme un consultant en télécommunication, qui préfère ne pas dénoncer publiquement des compagnies avec qui il pourrait faire affaire.
L'autre manquement du CRTC, selon ce dernier, est son retard dans la nouvelle définition d'Internet haute vitesse. Ce n'est qu’en 2019 que l'organisme fédéral a reconnu que la large bande à 50/10 Mbps avec transfert illimité était considérée comme Internet haute vitesse.
«Internet, c'est de compétence fédérale. C'est eux qui font les analyses, c'est le CRTC qui fait les règles. Si le CRTC avait défini la haute vitesse à 50 bien avant, ça aurait permis d'aller plus vite. Parce que des contrats subventionnés ont été donnés pour des vitesses bien plus basses que ça dans les dernières années et c'est maintenant à recommencer», souligne l'expert.
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Les représentants du ministère de l'Innovation, des Sciences et Développement économique Canada répliquent qu'ils ont largement contribué à améliorer l'accès à Internet haute vitesse partout au Canada. Près de 500 millions $ ont été remis au Québec pour la vaste opération présentement en cours.
L'écart de vitesse entre la carte et le terrain n'est pas dû au mauvais calcul des fournisseurs, selon ceux contactés par les Coops. La vitesse inscrite est accessible, mais dans les meilleures conditions possible. «La technologie est capable de donner la vitesse maximum, mais un nombre de facteurs, dont l'ordinateur du client, le nombre d'appareils connectés, le lourd trafic, peut impacter la vitesse. Comme une autoroute, si 100 autos voyagent à l'heure de pointe, la vitesse va être moins rapide. Ça s'applique à toutes les technologies disponibles », indique par courriel Xplornet, qui prévoit d'ailleurs investir 500 millions $ d'ici 2025 pour le déploiement de fibre et de la technologie fixe sans fil fixe 5G au Canada.
Satellite VS fibre optique
Québec et Ottawa misent majoritairement sur la fibre optique pour brancher les foyers, car elle offre un niveau élevé de performance et de fiabilité. Sur les quelque 20 000 foyers orphelins, une partie ne pourra profiter de cette technologie, en raison des coûts.
La technologie par satellite, en continuelle progression et qui jouera aussi un rôle important dans le déploiement de la 5G, demeure une des options les plus efficaces pour ces foyers. Il en coûte cependant plus cher pour le citoyen.
À titre d’exemple, pour obtenir les services de Starlink, il faut débourser environ 150$ par mois, en plus de 600 $ pour l'achat des équipements. Est-ce que Québec pourrait subventionner cet achat?
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«La fibre nous permet d'augmenter la capacité, de façon presque illimitée. Ce n’est pas le cas avec les autres technologies, du moins pour l'instant. Mais pour certains endroits, le satellite pourrait être notre solution», admet M. Bélanger, qui promet de divulguer la stratégie pour ces foyers d'ici peu.
Pour le satellite, il existe des limites de données et de bande passante, c'est-à-dire que les gens voient leur vitesse diminuer si le nombre d'utilisateurs est trop important. Dans le cas de Starlink, implanté au Québec depuis quelques mois, ça se passe relativement bien chez les consommateurs contactés par les Coops de l'information. Le nombre d'abonnements est toutefois limité par secteur, ce qui permet aux utilisateurs d'obtenir une vitesse adéquate.
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Après Internet, le réseau cellulaire
Si tout se passe comme prévu, 99 % des citoyens des foyers auront accès à Internet haute vitesse, l'automne prochain. Le réseau cellulaire devra quant à lui être complété, demande la Fédération des municipalités du Québec (FQM).
L'organisation souhaite que Québec crée un programme similaire que l'Opération Internet haute vitesse. D'ailleurs, pour éviter les mêmes problèmes que ceux vécus avec le branchement des foyers, la FQM demande de cartographier les zones du Québec qui restent à couvrir, plutôt que de se fier à la carte du CRTC.
«S'il y a des trous dans la couverture mobile, c'est un enjeu économique, mais aussi de santé et de sécurité. C'est une priorité. C'est un enjeu fédéral, donc ça doit continuer d'être une priorité pour eux et Ottawa a intérêt à continuer à nous laisser les mains sur le volant sur ces projets. Je n'ai rien à annoncer pour le moment pour la téléphonie cellulaire, mais je pousse beaucoup pour ça», assure le député Bélanger.