Chronique|

Des «grosses piles» pour passer l’hiver ?

SCIENCE AU QUOTIDIEN / «Lors des épisodes de grand froid, Hydro-Québec demande habituellement à la population de diminuer sa consommation d’électricité. Or on sait que le Québec a présentement des surplus d’électricité et que, si on construit de nouveaux barrages, c’est surtout pour suffire aux pointes de la demande — avec des coûts élevés. Mais qu’en serait-il si Hydro subventionnait l’achat de batteries stationnaires à domicile comme le Powerwall de Tesla ? Les ménages pourraient charger la batterie la nuit, lorsque la demande est faible, et utiliser l’énergie emmagasinée lors des pointes. Est-ce une solution qu’Hydro-Québec envisage ?», demande Jean-Pierre Marcoux, de Lévis.


Il y a deux notions à distinguer ici pour bien comprendre : l’énergie et la puissance. L’énergie, dans le présent contexte, c’est la quantité d’électricité qui est consommée par un ménage, et ce peu importe le temps que l’on prend pour la dépenser. La puissance, elle, est le rythme auquel on consomme. Ainsi, du point de vue de l’énergie, il n’y a pas de différence entre laisser une ampoule de 100 watts allumée pendant 1 heure ou une ampoule de 50 W pendant 2 heures : les deux vont dépenser la même chose, soit 0,1 kilowattheure (kWh). Mais du point de vue de la puissance, la 100 W consomme son énergie deux fois plus vite, et donc demande deux fois plus au réseau électrique quand on s’en sert.

Quand on dit que le Québec est en surplus d’électricité, on fait référence à l’énergie, ou plus précisément à la capacité d'Hydro-Québec d'en produire : au bout d’une année, le nombre de kilowattheures que les barrages pourraient avoir générés est largement supérieur à ce que la province a consommé. Cependant, cette énergie-là ne peut pas être produite d’un seul coup, il y a un maximum à ce que les barrages et autres installations d’Hydro-Québec peuvent fournir à un moment donné. Et en janvier et février, il peut arriver que les ménages consomment leur électricité tellement vite (surtout pour chauffer lors des grands froids) que toute l’énergie dont dispose Hydro-Québec à cet instant précis ne suffit pas à la tâche : il faut alors importer de l’électricité, souvent à grands frais.

Alors est-ce que munir les ménages de grosses batteries à la Powerwall pourrait permettre de passer ces pics de demande sans importer d’électricité ? En principe, oui. Mais en pratique, ça ne serait «pas donné», comme on dit.

Prenons comme exemple la «pointe» survenu le 27 janvier en pleine vague de froid — pour rappel, le mercure indiquait -33°C à l’aéroport de Québec au lever du jour. Chez Hydro-Québec, on me dit avoir dû importer jusqu’à 2 137 000 kilowatts de puissance ce matin-là. Combien faudrait-il de Powerwalls pour couvrir cette demande ? Sur le site de Tesla Canada, on lit que la puissance maximale qu’un Powerwall peut fournir est de 7 kilowatts, ce qui signifie qu’il aurait fallu avoir environ 305 000 de ces batteries pour suffire à la demande. D’après ce que j’ai pu voir sur des sites d’entreprises qui les installent, ces petites bêtes coûtent environ 10 000 $ pièce. La facture pour ces 305 000 Powerwall avoisinerait donc les 3 milliards $.

Évidemment, cela ne servirait pas à couvrir un seul pic de demande : ceux-ci représentent une centaine d’heures dans une année, et les Powerwall sont garantis 10 ans. L’amortissement se ferait donc sur de nombreuses pointes mais, même en tenant compte de cela, le jeu n’en vaut pas la chandelle, explique Frédérick Aucoin, expert en efficacité énergétique chez Hydro-Québec. «Toutes les fois qu’on va devant la Régie de l’énergie avec des projets comme ça, il faut démontrer deux choses, dit-il : d’abord, que c’est rentable pour le client à l’intérieur de la durée de vie de l’équipement, et ensuite que ça l’est aussi pour Hydro-Québec. Mais les Powerwalls ne passent pas ce test-là. Si on les subventionne agressivement, ce n’est pas rentable pour Hydro. Et si on baisse les subventions, là ça cesse d’être intéressant pour le client.»

C’est en bonne partie le mode de facturation d’Hydro-Québec, qui charge un tarif fixe peu importe le moment de la journée (sauf pour les clients qui optent pour la «tarification dynamique», mais ils ne sont pas très nombreux), qui l’explique, poursuit M. Aucoin. Sur les marchés internationaux et dans certains États américains, le prix de l’électricité varie selon la demande, et il va donc augmenter pour la peine en période de pointe — habituellement le matin et en soirée. Dans de telles conditions, il serait plus facile de rentabiliser (pour tout le monde) les équipements qui permettent d’«écrêter» les pics de demande, puisqu’ils serviraient aux moments où les prix sont à leur maximum.

Malgré tout, ajoute M. Aucoin, «ça reste une technologie qu’on garde vraiment à l’œil parce qu’on pense que les prix pourraient diminuer assez rapidement, alors il n’est pas exclu que ça finisse par devenir intéressant pour nous».

Par ailleurs, notons qu’Hydro-Québec utilise déjà des batteries pour l’aider à passer à travers les périodes de pointe, mais il s’agit d’équipements industriels qui ne conviendraient pas pour des particuliers. La société d’État a lancé EVLO à la fin de 2020, une entreprise spécialisée dans les «systèmes de stockage d’énergie». D’après son site, EVLO offre deux sortes de (très, très) grosses batteries : l’une qui peut emmagasiner 500 kWh d’énergie, et une autre qui peut se rendre à 1000. Par comparaison, le Powerwall ne peut contenir que 13,5 kWh d’électricité. On ne parle donc pas du tout du même genre de marché.

Ces grosses piles n’ont pas été déployées à grande échelle, du moins pas jusqu’à maintenant, mais le porte-parole d’Hydro Francis Labbé m’a indiqué que «nous nous en servons notamment pour atténuer les pointes de consommation dans le secteur d’Hemmingford, en Montérégie. Le stockage peut aussi servir à d’autres fins, comme emmagasiner l’énergie produite par des sources intermittentes (solaire ou éolien) ou encore emmagasiner de l’énergie qui pourrait ensuite remplacer la production pendant une période de maintenance en centrale, par exemple».

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Précision : une version antérieure de ce texte a été modifiée afin de clarifier la notion de «surplus» d'électricité.