La croustillante histoire des patates chips

À quelques heures du Super Bowl, Le Soleil vous amène découvrir l’une des vedettes incontestées de la finale : la patate chips. Plus que l’histoire d’une simple friandise. Le parcours d’une conquérante qui a déferlé sur le monde. Pour le meilleur et pour le pire.


Depuis un siècle, tout semble réussir à la croustille. La récente pandémie a dopé ses statistiques. (2) Même le cannabis lui sourit. Aux États-Unis, les ventes de chips auraient augmenté de 5 % dans les comtés ayant opté pour la légalisation... (3)

L’industrie de la patate chips est devenue une géante qui pèse plus de 33 milliards $. (4) Davantage que le Produit national brut du Sénégal. Apparemment, personne n’écoute les grincheux qui se moquent de la sacro-sainte patate, notamment avec ses sacs remplis d’air. «J’ai trouvé des chips dans mon sac d’air», disait une ancienne blague, aujourd’hui oubliée. 

La genèse des chips

Une légende tenace raconte que la croustille est née le 23 août 1853, dans un chic hôtel de Saratoga Springs, dans l’État de New York. Ce soir-là, l’établissement accueille un client difficile : le magnat des engins à vapeur Cornelius Vanderbilt, alias le Commodore.

Comme d’habitude, Vanderbilt n’est pas content. Il trouve ses pommes de terre frites trop épaisses. (5) Il retourne son assiette à la cuisine. Monsieur boit-il le rince-doigt dans un excès de rage incontrôlable? Se mouche-t-il dans les draperies en signe d’exaspération? Les versions divergent.

Le chef, un certain George Crum, décide de donner une leçon à Vanderbilt. Il tranche des pommes de terre si minces qu’elles ressemblent à des morceaux de papier. Puis, il les fait longuement frire dans la graisse de lard. Lorsque le serveur apporte ce monticule de frites archi-cuites au client, tout le monde s’attend à une explosion de colère.

À la surprise générale, le millionnaire est enchanté! Il en redemande! La croustille est inventée. Bientôt, les «chips de Saratoga» deviennent un met recherché. (6) Plus tard, le chef George Crum, le papa de la croustille, est même rebaptisé «le Thomas Edison du gras».

Un vrai conte de fées. Le seul ennui, c’est qu’il apparaît loin de la réalité. D’abord, le richissime Vanderbilt ne se trouvait pas États-Unis, durant l’été 1853. Ensuite, un livre de recette anglais, The Cook’s Oracle, proposait une recette de pommes de terre frites tranchées minces dès… 1817. (7)

Ça ne fait rien. Ne dit-on pas qu’il ne faut jamais laisser les faits contredire une belle histoire? 

Le célèbre gangster de Chicago Al Capone.

La croustille qui fit craquer Capone

Lentement, mais sûrement, les patates chips partent à la conquête du monde. Au début des années 1920, elles constituent encore un aliment raffiné. Une série d’incidents vont alors changer à jamais le destin des chips, notamment une rencontre avec Al Capone, le célèbre gangster de Chicago.

L’Amérique vient d’instaurer la Prohibition, c’est-à-dire l’interdiction de la vente d’alcool. Al Capone cherche des nouvelles friandises pour sustenter la clientèle dans ses nombreux bars illégaux. Lors d’un séjour à New York, le gangster goûte aux chips. Un coup de foudre instantané. (8)

Capone confie à un certain Leonard Japp le soin d’approvisionner ses bars en croustilles. Et vite! Jusque là, Japp livrait des bretzels à bord d’un camion brinquebalant. En l’espace de quelques mois, il dirige une entreprise florissante possédant 15 camions de livraison. La demande explose. 

Leonard Japp fait cuire ses croustilles dans l’huile végétale plutôt que dans la graisse de lard. Une économie appréciable. De plus, il emprunte les méthodes d’une Californienne, Laura Scudder, qui vend ses croustilles dans des sacs en papier ciré, afin d’en préserver la fraîcheur. Les chips deviennent «nomades». On peut les emporter partout… (9)

À l’époque, une petite compagnie du sud des États-Unis, Lay’s, se distingue avec un slogan qui devient viral : «vous ne pourrez pas en manger qu’une seule». (10) On raconte que son propriétaire, Herman Lay, laisse courir la rumeur voulant que les chips aient des vertus aphrodisiaques. Les affaires sont les affaires. (11)

Je suis un légume de guerre

La Deuxième Guerre mondiale fait planer de graves menaces sur l’avenir de la croustille. Aux États-Unis, on limite les ventes de graisse de lard et d’huile végétale. Il est même question — ô scandale! — d’interrompre la production des chips, jugées non essentielles à l’effort de guerre.

Est-ce la fin? Pas si vite. À Washington, le National Potato Chips Institute, le lobby de la croustille, passe à l’attaque. Il remet aux élus du Congrès un document énumérant 32 raisons qui font des chips une nourriture «indispensable». Il n’y manque que des petits angelots jouant du violon.

 Mission accomplie. Non seulement les chips ne sont pas interdites, mais elles vont profiter des limitations qui touchent d’autres friandises rivales, à cause du rationnement de sucre. Une véritable aubaine!

Le même scénario se déroule en Grande-Bretagne. Dès le début, les «crisps», comme on les appelle, sont considérés comme un légume de guerre. Des patates «réconfortantes» qui sont acheminées aux soldats. Un populaire livre de recettes explique comment intégrer les croustilles émiettées dans vos plats préférés, depuis l’équivalent britannique du pâté chinois jusqu’à la pâte à tarte. Un pur délire, euh, pardon, un pur délice, paraît-il… (13)

Le Saint-Graal de la croustille

Après la guerre, les chips deviennent un symbole de l’Amérique triomphante. En 1962, profitant d’un bref moment de détente entre les États-Unis et l’Union soviétique, le président John F. Kennedy envoie même une délégation à Moscou pour faciliter la construction d’usines servant à fabriquer les patates merveilleuses! (14)

Apparemment, la diplomatie de la croustille est couronnée de succès. Dès 1963, les Soviets lancent «Les patates croustillantes de Moscou». Les premières chips made in USSR! Plus tard, on dira que leur arrivée constitue un tournant. Le symbole d’un régime qui veut réorienter son économie vers la satisfaction des consommateurs.

Entretemps, quelque part en 1954, le fabricant irlandais Tayto effectue une découverte majeure. L’équivalent du Saint-Graal des patates chips. Sonnez hautbois, résonnez musettes, Tayto fabrique les premières croustilles avec une saveur ajoutée! Pour la petite histoire, on retient qu’il s’agit des arômes «oignons & fromage» et «sel & vinaigre». (15)

Jusque là, les chips ne sont pas assaisonnées. Le plus souvent, le fabricant se contente d’inclure un sachet de sel dans le sac. Tout change à partir de 1954. La patate chips s’impose comme un phénomène mondial, mais avec des saveurs locales. Quitte à multiplier les associations les plus improbables. (16)

Aujourd’hui, l’Europe de l’Est craque pour les croustilles qui goûtent la soupe à la betterave (borsch). L’Inde les aime aromatisées à la menthe. La Thaïlande raffole de l’assaisonnement «pétoncle & beurre à l’ail». La Corée du Sud goûte les croustilles à saveur de... pieuvre. À ne pas confondre avec les chips au concombre, que l’on retrouve notamment en Chine. (17)

Oserez-vous les chips au chocolat au lait pour la Saint-Valentin? (18) Ne le dites à personne, mais il existe des croustilles à la «mini-saucisse enroulée dans le bacon». De quoi effrayer les invités, lors d’un 5 à 7...

La guerre des patates chips

À partir des années 60, la grande guerre de la patate chips fait rage à travers l’Amérique du Nord. (19) Une vague d’achats et de fusion redessine l’industrie. Le «mariage» de Lay’s et de Frito débouche sur la création du géant Frito-Lay, qui va finir par contrôler 60 % du marché américain.

Les nuages commencent à s’accumuler sur l’industrie. On accuse les patates chips d’être trop grasses. Trop salées. On s’inquiète de l’augmentation de l’obésité. On dénonce les publicités qui ciblent les enfants. 

Pour s’en sortir, l’industrie multiplie les nouveaux produits. Elle réduit les portions. Elle élimine certains gras. Sans parler des croustilles à la betterave ou aux carottes. À la fin des années 90, les Américains se voient offrir les chips Wow, des croustilles dans lesquelles le gras est remplacé par un lipide artificiel, aux vertus apparemment miraculeuses. 

Le consommateur de chips devient un rat de laboratoire. En théorie, il peut manger autant de chips Wow qu’il le veut sans prendre de poids. Les molécules du lipide artificiel sont trop grosses pour être assimilées par l’organisme. Elles passent à travers le tube digestif sans être digérées! (20)

L’affaire tourne au désastre lorsque des consommateurs se plaignent de crampes abdominales et de diarrhées. (21) Les chips Wow sont d’abord reclassées comme un produit «léger», avant d’être discrètement abandonnées…

Commentaire d’un humoriste de l’époque. «En l’espace d’un siècle, nous sommes passés des chips aux propriétés aphrodisiaques aux chips aux propriétés laxatives. Peut-on vraiment parler d’un progrès?»

Le règne du plaisir coupable

«À un certain moment, je pense que l’industrie a eu peur d’être emportée [par les préoccupations entourant la santé], résume Luc Dupont, professeur au Département des communications à l’Université d’Ottawa. (22) Mais il a fallu se rendre à l’évidence. La nature humaine ne change pas. Nous avons de soudaines envies de sacs de chips, mais plus rarement de sacs de carottes...»

«La chips fait partie de l’univers du plaisir coupable, poursuit le professeur Dupont. […] On sait que ce n’est pas vraiment bon pour la santé. Mais on en mange quand même. Il existe une grande différence entre ce que les gens disent, et ce qu’ils font… On le voit avec les résolutions de début d’année, qui durent en moyenne jusqu’au 17 janvier.» (23)

«Au début, l’industrie des chips s’inspire de la mise en marché des célèbres Craquer Jack [maïs soufflé enrobé de caramel], explique M. Dupont. On pense aux couleurs vives de l’emballage et à la mascotte [un matelot avec un chien]. Mais l’élève a dépassé le maître. […] L’industrie joue sur les formats. Elle joue sur les couleurs. À l’épicerie, les croustilles sont placées à un endroit stratégique. Plutôt vers le fond, bien après que nous ayons passé les légumes et les fruits frais [...].»

Au passage, Luc Dupont attire l’attention sur des études sur le son que produit une croustille lorsqu’elle est croquée. Il semble que plus le son est élevé, plus nous avons l’impression que la croustille est fraîche. Et plus nous avons l’impression que la croustille est fraîche, plus nous avons envie d’en manger. (24)

Épilogue : l’herbe qui goûte les chips

Aujourd’hui, de savantes recherches se demandent pourquoi une partie du monde est devenu accroc à la croustille. (25) Elles s’intéressent aux manières de maximiser le plaisir en bouche, en élaborant la proportion parfaite de sucre, de gras et de sel. (26) Des chercheurs rêvent même de mettre au point un «médicament» contre l’envie de grignoter.

La croustille est devenue une icône populaire. Une vedette des rubriques insolites. Connaissez-vous l’histoire de la grenade de la Première Guerre mondiale qui s’est glissée parmi une cargaison de patates françaises livrées à une usine de chips de Hong Kong? (27) Ou celle de la Britannique qui s’est retrouvée à l’urgence après avoir mangé une quinzaine de sacs de chips par jour, durant trois ans? (28)

Même la nature s’en mêle. Dans le désert australien, des biologistes ont découvert une herbe qui goûte... les chips au sel et au vinaigre. (29)

Ainsi va la vie. Avant, c’étaient les croustilles qui goûtaient les herbes. Maintenant, ce sont les herbes qui goûtent les croustilles.

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LES CHIPS DULAC

Dans la grande région de Québec, les chips Dulac ont longtemps dominé le marché. Maurice Dulac, aujourd’hui âgé de 87 ans, raconte les débuts de l’entreprise familiale, à Sainte-Marie-de-Beauce. Une fenêtre sur l’âge d’or des chips, dans les années de croissance rapide de l’après-guerre. (30)

Q. Comment les chips Dulac ont-elles débuté?

R. Mon père est décédé en 1943. Ma mère, qui était une Franco-Américaine du Maine, s’est retrouvée veuve, avec quatre petits garçons. L’argent était rare. Il fallait qu’elle imagine un moyen pour sauver notre famille. 

À chaque été, mon oncle Rosaire, l’un des frères de ma mère, venait nous visiter, à Sainte-Marie. Un jour, il est allé à Québec avec ses deux filles, nos cousines. Sur le traversier, mon oncle a acheté des chips, mais elles n’étaient pas fraîches. Il a fallu les jeter.

C’était le problème des chips, dans ce temps-là. Au Québec, elles n’étaient pas encore très populaires. Elles restaient longtemps sur les étagères. Elles prenaient l’humidité. Elles n’étaient pas fraîches. 

À leur retour, les deux cousines se sont mises à nous agacer. Elles nous disaient que le Québec n’était même pas capable de faire des chips comme du monde. C’est là que mon oncle a eu une idée. Il a demandé à ma mère : «Pourquoi tu ne fais pas des bonnes patates chips comme dans le Maine» ?

Q .Vous avez dû tout apprendre? Commencer à zéro?

R.  Nous avons eu quelques mois pour se préparer. L’un de mes frères est allé passer l’hiver dans le Maine, pour apprendre à faire des chips. Sur place, il a dit qu’il voulait lancer une production au Québec. Ça ne semblait pas déranger ses patrons. Ils lui ont tout expliqué.

Ma mère a fait venir un poêle du Massachusetts. Elle a aussi commandé une trancheuse et une [éplucheuse] à patates aux États-Unis. Tout était installé dans un hangar, sur notre terrain, à Sainte-Marie. 

La production a commencé en mai 1948. Au début, nous voulions vendre nos sacs de chips 10 cents. Mais il a fallu réduire le prix de moitié, à 5 cents. Avec les marchands, le contrat était clair. Si les sacs ne se vendaient pas, nous nous engagions à les racheter. En plus, nos sacs restaient sur la tablette deux semaines, au maximum. Nos chips étaient fraîches. Ça faisait toute une différence.

Q. La croissance de l’entreprise a été rapide. Comment avez-vous réussi à soutenir le rythme?

R. Au début, je livrais les chips dans notre voiture, avec un de mes frères, à Sainte-Marie et à Saint-Georges. J’avais 14 ans. Au bout d’un an, nous avons pu nous acheter notre premier camion de livraison.

À plusieurs reprises, il a fallu agrandir nos installations de Sainte-Marie. En 1948, nous transformions six sacs de

100 livres de patates. En 1967, la production était passée à 1000 poches de 100 livres. [Entretemps] nous avions aussi racheté Laviolette Potato Chips, de Trois-Rivières.

Au commencement, nous nous appelions Dulac Potato Chips. Je suis fier que nous ayons été les premiers à faire inscrire le mot «croustilles» sur nos sacs. [À la fin des années 60], quand l’entreprise a été achetée par Frito-Lay, nous avions l’une des usines les plus modernes du monde, à Lauzon. Et jusqu’à la fin, ma mère s’est gardé un contrôle sur l’entreprise. (rires)

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NOTES

(1) Five Interesting Facts about Potato Chips, Associated Press, 14 mars 2019.

(2) Salty Snacks See Increase in Sales During COVID-19 Pandemic, Snack Food & Wholesale Bakery, 18 août 2021. (3) Recrational Marijuana Laws and junk Food Consumption : Evidence Using Border Analysis and Retail Sales Date, International Center of Public Policy, Georgia State University, septembre 2019.

(4) Global Potato Chips Market (2021to 2028), Research and Markets, 2 décembre 2021.

(5) Crunch Time : A Fussy Magnate, a Mifted Chef and the Curious Roots of the Comfort Food We Hate to Love, Smithsonian, Vol. 52, No 9, 1er janvier 2022.

(6) Who Invented the Potato Chip? History.com, 3 février 2021.

(7) The Story of the Invention of Potato Chip is a Myth, JSTOR Daily, 4 mai 2017.

(8) https ://interactive.wttw.com/jayschicago/jay % E2 % 80 % 99s-potato-chips

(9) Crunch Time : A Fussy Magnate, a Mifted Chef and the Curious Roots of the Comfort Food We Hate to Love, Smithsonian, Vol. 52, No 9, 1er janvier 2022.

(10) Lay’s, 90 ans et toujours la patate, Libération, 14 janvier 2022.

(11) The Strange History of Potato Chips, mashed.com, 4 juin 2018.

(12) Dirk Burhans Crunch : A History of the Great American Potato Chip, The University of Wisconsin Press, 2017.

(13) GB Crisps Buoyed in its Darkest Hour, The Telegraph, 13 juillet 2014.

(14) The History of the Potato Chip, South Side Weekly, 31 mars 2015.

(15) Did Tayto Invent Cheese and Onion Crisps? The Irish Times, 17 juin 2017.

(16) What Potato Chips Flavors Look Like Around the World, Insider, 4 février 2021.

(17) The Most Unusual Potato Chip Flavors From Around the World, Bored Panda, 2015.

(18) Lay’s Brings Back Chocolate Covered Potato Chips for Valentine’s Day, Potato Business, 9 février 2021.

(19) Dirk Burhans, Crunch : A History of the Great American Potato Chip, The University of Wisconsin Press, 2008.

(20) What Were They Thinking? The Chips That Sent Us Running To The Loo, fastcompany.com, 17 janvier 2012.

(21) 26 of the Most Epic Product Fails in American History, Business Insider, 11 octobre 2019.

(22) Entrevue réalisée le 4 février 2022.

(23) Seth Stephens-Davidowitz, Everybody Lies : Big Data, New Data, and What the Internet Can Tell Us About Who We Really Are, HarperCollins, 2017.

(24) Eating with our Ears : Assessing the Importance of the Sounds of Consumption on our Perception and Enjoyment of Multisensory Flavour Experiences, BMC, 3 mars 2015.

(25) Pourquoi êtes-vous accroc aux chips? Protégez-vous, 2 mai 2013.

(26) Comment l’industrie nous rend accroc aux croustilles, Radio Canada, 3 février 2021.

(27) Une grenade dans les patates françaises, le Progrès-Lyon, 2 février 2019.

(28) «I Ate 15 Bags of Crisps a Day for Three Years. I Was Addicted and It Nearly Killd Me,» The Telegraph, 3 juillet 2005.

(29) Scientists Discover Grass that Tastes Like Slat and Vinegar Crisps, The Telegraph, 15 novembre 2017.

(30) Entrevue réalisée le 4 février 2022.