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La charrue devant les bœufs

CHRONIQUE / On a souvent fait allusion au «temps de l’enfant» mardi et mercredi pendant les consultations sur la refonte de la loi sur la protection de la jeunesse, un des objectifs étant d’accélérer le processus pour agir plus vite – et mieux –, de mettre toutes les chances du côté des marmots. 


On ne peut pas être contre la vertu.

Le ministre délégué à la Santé et aux services sociaux, Lionel Carmant, a parlé mardi matin de «la plus vaste réforme depuis 44 ans», avec comme «élément clé, l’intérêt de l’enfant au centre de toutes les décisions, une condition sine qua non. […] Il est révolu le temps où un enfant écope d’une mauvaise interprétation de la loi.»

Mais le gros problème avec la loi actuelle, ce n’est pas tant son interprétation, mais son application.

On n’a pas les moyens de nos ambitions.

Avant de changer la loi, il faudra d’abord changer le système pour pouvoir l’appliquer. Parce qu’avec la loi actuelle, l’intérêt de l’enfant doit aussi primer, mais il ne prime pas toujours. Et ce si précieux «temps de l’enfant» se perd – et continuera de se perdre – dans des délais qui ne cessent de s’allonger.

Le Barreau est passé devant la Commission mardi soir pour nous dire que le délai pour un dossier urgent est passé de 14, à 30 puis à 60 jours. «Les délais sont toujours utilisés au maximum, a exposé Dominique Trahan, président du Comité en droit de la jeunesse. On dit qu’il faut du temps pour que les intervenants préparent leur rapport…»

Ce sont deux mois de «temps de l’enfant» perdus.

Plus tout celui gaspillé parce que les tribunaux sont embourbés. «On a un système qui tourne au ralenti, on a de longs délais, parfois déraisonnables, qui ont des conséquences sur les enfants. […] Il faut ajouter des ressources au tribunal, il faut plus de juges, plus de personnel, plus de journées d’audience», a plaidé Me Trahan.

La nouvelle loi ne règle pas ça.

L’avocate Mylène L. Leblanc qui s’est adressée aux élus mercredi avec la Fédération des familles d’accueil constate aussi que beaucoup de temps se perd, souvent à cause de la DPJ. «Quand ils prennent du temps de cour pour demander qu’une famille d’accueil témoigne en premier et qu’elle doive quitter tout de suite après, est-ce que c’est vraiment à ça que devrait servir le temps de cour?»

Les familles d’accueil déplorent depuis longtemps être exclues du processus décisionnel, alors que ce sont elles qui, souvent, connaissent mieux les enfants.

Le ministre Lionel Carmant en a d’ailleurs profité pour demander à la présidente de la Fédération, Geneviève Rioux, si elle voyait une différence depuis qu’il a octroyé, en juin, 10 millions de dollars par an pour aider les familles d’accueil. Où en est-on huit mois plus tard? «On vient de savoir le titre que la personne va porter : intervenant au soutien professionnel de l’usager! On est rendus là, il n’y a encore aucune application à ce jour, on est toujours dans la théorie.»

Les familles attendent, les enfants aussi.

Régine Laurent, qui a présidé la Commission spéciale sur la protection de la jeunesse et les droits des enfants, a été la première mardi à commenter le projet de loi, elle aurait souhaité que le gouvernement soit «plus affirmatif» sur la priorité donnée à l’intérêt de l’enfant, elle a aussi insisté sur l’importance que les enfants – et les parents – puissent avoir les services dont ils ont besoin, idéalement en amont.

Il est là, le gros problème. Dans l’état actuel des choses, avec les pénuries de personnel et autres problèmes, on ne travaille pas en amont.

On éteint des feux.

Et avec la loi, maintenant, on veut réduire le temps que les parents auront pour se reprendre en main, question de pouvoir «stabiliser» l’enfant si on juge qu’un retour à la maison n’est pas possible. L’intention est louable, mais encore faudrait-il que les parents aient une réelle chance de s’amender, qu’ils aient les services dont ils ont besoin, qu’ils soient accompagnés et aidés pour vrai.

Comme le fait la pédiatrie sociale du Dr Julien.

Parce que la place d’un enfant est d’abord avec ses parents et il faut travailler pour conserver ce lien. «Ce que le droit international dit, c’est que le premier endroit pour un enfant est avec ses parents, sauf si c’est contraire à son intérêt», est venue rappeler Suzanne Arpin, vice-présidente mandat jeunesse de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Elle a demandé que l’organisme relève de l’Assemblée nationale «pour avoir plus d’indépendance».

Régine Laurent n’a pas mâché ses mots, elle s’est dite «déçue qu’il n’y ait pas de plan du gouvernement pour appliquer les autres recommandations du rapport, pour travailler en prévention, […] pour pouvoir assurer une continuité de services», ou des services tout court. 

Changer la loi sans changer ce qui se passe sur le terrain, c’est mettre la charrue devant les bœufs. C’est courir le risque que la DPJ se tourne encore plus vite vers des retraits permanents en plaidant que le «temps de l’enfant» est écoulé, sans avoir mis toutes les chances de son côté. On invoquera qu'on respecte la loi, tant pis pour les marmots.

Et ça, ça ira à l’encontre de la raison d’être du projet de loi, de placer encore plus haut l’intérêt de l’enfant.