Excision: le jour où une lumière s’est éteinte

Zainabou Ouedraogo: « « Il y a du chemin à faire. Je me pose encore la question : si je n’avais pas subi ça, quelle femme serais-je? Je serais différente, mais j’ai décidé d’en faire quelque chose, tout ça m’a rendue déterminée. »

 Il faisait beau ce jour-là, Zainabou s’en souvient. Elle avait mis sa jolie robe, sa grand-mère avait promis une fête. Les copines étaient là elles aussi, une douzaine en tout.  


La matinée, lumineuse, laissait présager le meilleur de cette journée pleine de promesses. C’était le début des vacances scolaires et des jours insouciants.  

Et puis est arrivé le point de bascule. Celui qui marque un avant, un après. Celui qui change une vie à jamais. Les femmes présentes ont amené toutes les fillettes dans une chambre de la maison, où elles les ont entièrement déshabillées. Sans explication. Une première petite fille a été conduite dans une pièce adjacente.

Il n’y a pas de mots pour décrire les cris qui ont suivi. De l’autre côté du mur. Là où l’exciseuse attendait. 

« On ne savait rien de ce qui nous attendait, on était terrorisées. Moi, je croyais que tout était terminé, qu’on devait avoir fait une grosse bêtise et qu’on allait juste en finir avec nous. J’étais convaincue qu’on mourait toutes », raconte Zainabou. 

J’ai perdu ma joie, mon essence vitale. L’enfant heureuse que j’étais a disparu ce jour-là. Je peux dire que si j’avais été une bombe, j’aurais explosé et détruit la moitié de la terre.

La Sherbrookoise native du Burkina Faso n’avait que sept ans, à l’époque. Elle se souvient quand même de chaque détail. 

« Les images sont très nettes dans ma mémoire. C’est comme un film que je revois. Je me rappelle de tout, jusqu’aux odeurs de cette journée-là. » 

Lorsque son tour est arrivé, Zainabou a été traînée de force. 

« Je hurlais, je me suis débattue comme j’ai pu. »

Par terre, elle a vu une large mare de sang. Autour d’elle, des visages connus. Celui de voisines qui l’ont maintenue couchée au sol quand la lame a tranché. À froid. 

Comme des milliers de fillettes chaque année, Zainabou a été amputée d’une partie de son intimité. À l’intérieur d’elle-même, une lumière s’est éteinte. 

« J’ai perdu ma joie, mon essence vitale. L’enfant heureuse que j’étais a disparu ce jour-là. Je peux dire que si j’avais été une bombe, j’aurais explosé et détruit la moitié de la terre. »

Les gamines en sang et en pleurs ont été couchées sur le sol, une à une. Elles sont restées prostrées là longtemps, sans bouger.

« Chaque mouvement était une souffrance. »

La douleur avalait tout, les pensées comme le reste.

« Je me disais que ce n’était pas possible que ce Dieu en lequel je croyais permette à d’autres humains de me faire ça, qu’il laisse les personnes que j’aimais le plus au monde me conduire là. » 

Les jours qui ont suivi sont nimbés d’un certain brouillard. 

« On a passé un mois en groupe. On faisait notre toilette tous les matins, c’était la période consacrée à la guérison. Tout ce dont je me souviens avec acuité, c’est la sensation de brûlure extrême. Toutes les filles excisées le disent : ça brûle tellement et terriblement. À un point tel que c’est inexprimable. »

Pendant cette période où les fillettes vivaient ensemble, des rituels symboliques et la transmission de différents « enseignements » ont eu lieu.  

« Au départ, j’ai cru à tout ce qu’on nous disait. Je pensais que c’était pour mon bien qu’on avait fait tout ça, que c’était juste un mauvais moment à passer. C’est ce qu’on nous répétait, alors cette idée s’imposait à nous. On en venait à éprouver de drôles de sentiments. Si tu te trouves en enfer et que ton bourreau décide de ne pas te frapper, qu’il t’accorde même de l’attention à la place, ça se peut que tes émotions soient ambivalentes. »

Plus rien comme avant

Mais lorsque le quotidien normal a repris, plus rien n’a été comme avant. 

« Après l’excision, ma vie, c’était comme un cimetière. »

L’image est forte. Et révélatrice.

« Il m’arrive encore de faire des cauchemars dans lesquels je revis ce moment terrible. » 

Ces nuits-là, le réveil est brusque, difficile. 

« Mais sinon, c’est un trauma et une douleur avec lesquels j’ai appris à vivre. Je ne pourrais pas prendre la parole ainsi, autrement. J’ai fait énormément de chemin pour arriver à en parler. »

Avant d’y parvenir, il y a eu des instants de grande torpeur. Comme si un lourd rideau noir pesait sur chaque jour en ne laissant filtrer aucune lumière. 

« Je suis devenue une enfant sauvage. Je ne voulais plus jouer, je ressentais une colère immense. Mais je n’en ai pas voulu à ma grand-mère. Elle représentait beaucoup de choses pour moi, je l’adorais et je l’ai aimée jusqu’à son dernier souffle. »

En grandissant, c’est contre elle-même que Zainabou a retourné sa hargne. 

« Je cherchais à me punir, je me disais que ça devait être moi qui avais un problème. À l’adolescence, voir et découvrir ce qu’on avait fait à mon corps, ce fut vraiment pénible. »  

Les infections à répétition, l’inconfort des serviettes hygiéniques lors des règles, l’embarras de rester assise longtemps sur sa chaise à l’école parce que la douleur se réveille étaient autant de trucs quotidiens qui rappelaient à la jeune fille ce qu’on lui avait fait subir. 

« Immense silence »

« Je me demandais pourquoi c’était si difficile pour moi et pas pour les autres, mais je n’arrivais pas à en parler. Il y a un immense silence autour de tout ça, qui fait qu’on reste emmurée seule dans sa souffrance. Un an après mon excision, une loi interdisant la pratique a été adoptée au Burkina. Mais 73 % des femmes en sont quand même victimes. Ça se fait toujours, mais en secret. Moi, je suis entrée dans la vie adulte en me demandant si je n’avais pas un handicap qui allait toujours me suivre. J’ai traversé des moments de grande déprime. J’ai eu le grand soutien de ma famille, mais autrement, en Afrique, on n’a pas le même soutien qu’ici pour ce genre de mal-être psychologique. »

Ces années sombres ont amené Zainabou à vouloir quitter son pays d’origine. 

« Je savais que je ne pourrais pas vivre de façon épanouie au Burkina. Je me voyais comme une personne affaiblie, amoindrie, j’étais plongée dans une grande souffrance, mais là-bas, ce n’était pas vu, parce que c’était perçu comme de la normalité. »

Il y a huit ans maintenant qu’elle s’est enracinée dans la province. Elle partage sa vie avec un Québécois et elle étudie dans un domaine qui la passionne. 

Si elle parle avec autant d’aplomb de son passé, c’est qu’elle a en quelque sorte réussi à s’en affranchir. 

« Je suis une femme excisée, mais je suis aussi une femme épanouie. Je ne fais pas seulement supporter la douleur, je fais en sorte que mon quotidien soit le plus plaisant possible. »

Dans plusieurs régions, l’excision est vue comme un rite de passage, une preuve d’accomplissement qui démontre que tu es capable de surmonter n’importe quelle douleur. Dans les faits, ça détruit des vies, ça anéantit d’une façon inimaginable

Sortir de l’ombre

Elle espère que son témoignage encourage d’autres femmes à sortir de l’ombre. 

« Mais je les comprends d’avoir du mal à briser le silence. Moi, j’ai déposé la montagne qui pesait sur mes épaules. Mais je l’ai déjà ressenti, ce sentiment d’impuissance qui fait qu’on se cache derrière un événement qu’on n’arrive pas à oublier. Je ne veux pas qu’on me plaigne, je ne souhaite pas être le centre d’attention et je ne cherche pas à me valoriser en racontant mon vécu, mais je le fais pour passer l’information. Pour être un phare qui éclaire une situation. Pour toutes celles, et c’est une majorité, qui n’arrivent pas à dire et à nommer. Je parle pour sensibiliser. »

Parce que l’éducation est la meilleure arme. Une clé pour changer les choses. 

« Dans plusieurs régions, l’excision est vue comme un rite de passage, une preuve d’accomplissement qui démontre que tu es capable de surmonter n’importe quelle douleur. Dans les faits, ça détruit des vies, ça anéantit d’une façon inimaginable. Se faire exciser, c’est se faire amputer d’un organe qui est un point central dans la vie d’une femme. C’est une partie de soi qu’on touche tous les jours, parce qu’on enfile des vêtements, on va à la salle de bains, on se douche. En enlevant un organe si important, on te supprime aussi ta libido. On traumatise tellement cette partie du corps que le cerveau n’arrive parfois même plus à faire le chemin entre le plaisir et cette région, qui n’évoque désormais que la douleur. »

« Intolérable »

C’est sans compter les complications possibles. 

« Certaines petites filles meurent d’hémorragie. D’autres ont des cicatrices qui se referment mal. Même une fois guérie, la plaie peut rester fragile. Une femme qui a subi une mutilation génitale est exposée à divers dangers. Elle peut faire des infections à répétition, par exemple. L’accouchement est parfois plus risqué. Et la vie conjugale peut vite devenir un cauchemar », résume celle qui s’implique auprès de l’organisme sans but lucratif RAFIQ (Réseau d’action pour l’égalité des femmes immigrées et racisées du Québec). 

Elle milite pour du changement, mais aussi pour que les immigrantes ayant subi une mutilation génitale aient ici un meilleur accès à des soins adaptés. 

« Il y a du chemin à faire. Je me pose encore la question : si je n’avais pas subi ça, quelle femme serais-je? Je serais différente, mais j’ai décidé d’en faire quelque chose, tout ça m’a rendue déterminée. J’ai décidé de me battre pour ne pas rester dans cette souffrance-là. Et aussi pour que d’autres petites filles n’aient pas à vivre ça. À l’étranger, mais ici également. Parce que oui, des fillettes québécoises sont excisées chaque année. Ça se fait en cachette, parce que la loi l’interdit, mais ça arrive quand même et comme société, on ne met pas tous les processus en place pour protéger ces enfants. Et ça, c’est intolérable. » C’est aussi pour ça que Zainabou raconte sans tabou, avec autant de transparence et de sincérité. Elle le fait au nom de celles qui sont passées par là, mais aussi pour toutes les autres, à qui on ne veut pas que ça arrive.