Chronique|

Pourquoi parles-tu des influenceurs? 

CHRONIQUE / Ce n’est pas la première fois qu’on me pose cette question. Cette semaine, ce commentaire est souvent revenu sous les différentes publications sur Élisabeth Rioux ou William James Awad par exemple. « Pourquoi parlez-vous d’eux??? On s’en cal*** de leur opinion!!! ». Élisabeth elle-même utilise cet argumentaire sur son propre compte: parlez donc des vraies nouvelles plutôt que de parler d’à quel point un influenceur fait de la désinformation!


L’avalanche de messages et de commentaires que j’ai reçus dans la journée de mardi m’a fait réfléchir. Est-ce que j’aurais vraiment dû parler de ça de cette façon? Est-ce vraiment un sujet d’intérêt public?

Le guide de déontologie du Conseil de presse du Québec définit l’intérêt public comme suit: « Attendu que la notion d’intérêt public varie selon chaque société et chaque époque et que le respect de l’intérêt public amène journalistes et médias d’information à privilégier les informations pouvant répondre aux préoccupations politiques, économiques, sociales et culturelles des citoyens afin que ceux-ci puissent participer de manière éclairée à la vie démocratique ». Lorsque les journalistes couvrent une histoire, ils doivent se demander si cette nouvelle est bien d’intérêt public. Si ce n’est pas le cas, on passe à un autre appel. 

Alors, est-ce que parler de l’opinion d’Élisabeth Rioux est d’intérêt public? Est-ce que ça permet aux citoyens de prendre des décisions politiques, sociales ou économiques éclairées?

Juste après la publication de mon article, j’ai reçu ce message d’une amie du secondaire dans le plus beau des franglais montréalais. Je le traduis pour vous: « Je n'avais pas encore regardé les nouvelles à propos des camionneurs, puis j’ai vu ses stories [d’Élisabeth Rioux]. En lisant, j’étais comme: oh merde! Qu’est-ce qui se passe! Ensuite je suis passée à ta story et je vois ton article, que je le lis, puis je me dis: mince… j’ai vraiment sauté aux conclusions puis pensé qu’Élisabeth Rioux avait raison en me basant sur mes opinions personnelles et ce que je pensais d’elle, pas sur des faits ». 

Voilà le coeur du problème. Ce témoignage est celui de tellement d’internautes, même peut-être le votre. Dans son plus récent rapport, le Reuters Institute for the Study of Journalism note que « les médias traditionnels et les journalistes attirent l'attention sur l'actualité sur Facebook et Twitter, mais qu'ils sont éclipsés par les influenceurs et les sources alternatives sur des réseaux comme TikTok, Snapchat et Instagram ». Selon les derniers chiffres en marketing à ce sujet, ces trois derniers sont majoritairement utilisés par les populations les plus jeunes (de 13 à 30 ans). 

Un autre article du Reuters Institute paru en 2019 sur les habitudes de consommation de nouvelles chez les jeunes, montre qu’« alors que les plus de 35 ans sont susceptibles de se diriger directement vers un site d'information via une application ou un navigateur mobile (39 %), les membres de la génération Z se tournent plutôt vers les médias sociaux et les applications de messagerie (57 %). En d'autres termes, les marques d'information sont moins importantes pour ce groupe que pour les plus de 35 ans ».

En gros, une partie grandissante de la population prend comme potentielle première source d’information des influenceurs. Lorsqu’une de ces personnes, qui détient un large audimat, avance que les journalistes vous cachent la vérité sur un mouvement national et que vous êtes contrôlé, malheureusement, oui, son opinion compte. 

Comme l’a tweeté cette semaine la journaliste Camille Lopez: « si une nouvelle n’apparaît pas dans ton fil Facebook ou Instagram, ça ne veut pas dire que les médias n’en parlent pas ». Ça fait maintenant plus d’un an que j’écris cette chronique, mais cette semaine, mes messages perso ont explosé. « Tu as percé!, me disaient des ami.e.s et des connaissances. Tu es sur @od_scoop! ». Même si plusieurs de ces messages étaient envoyés à la blague, c’est vrai que j’ai percé entre autres grâce à cette page Instagram qui a plus de 200 000 abonnés et qui couvre l’actualité du star-système québécois. Si je n’avais pas été partagée par cette page, tous ces gens n’auraient probablement jamais vu ma chronique puisqu’ils ne lisent pas Le Soleil. Plusieurs d'entres-eux ne suivent sûrement aucun média traditionnel.  

Alors voilà pourquoi je crois qu’il est important de parler de ces gens. Pas de leur nouvelle coupe de cheveux, de leur grosse bagnole ou bien de leurs querelles amoureuses, mais bien de réaliser un travail de décryptage lorsqu’ils et elles partagent des informations erronées et dangereuses pour certains groupes d’individus. J’en ai parlé plus d’une fois dans cette chronique, mais le fait d'avoir une tribune vient avec de lourdes responsabilités. Ce n’est pas vrai que l’on peut se permettre de réagir à tout et n’importe quoi sur un coup de tête lorsque l’on influence des centaines de milliers de personnes, surtout pas dans le climat social et politique pandémique actuel. 

Voir tous les influenceurs comme de simples énergumènes qui ne vendent que des produits est, à mon avis, une vision complètement déconnectée de la réalité de plusieurs jeunes adultes et adolescents qui suivent ces gens et, dans certains cas, boivent leurs paroles. Quand je suis rentrée à l’école de journalisme, notre professeur nous a dit au premier cours: vous êtes les chiens de garde de la démocratie. J’ai toujours trouvé cette formule un peu pompeuse, mais j’aime bien l’image de l’horloger: parfois, dans cette mer de désinformation, nous sommes là pour simplement remettre les pendules à l’heure.