Ne gaspillons pas le 24 Sussex

ÉDITORIAL / Est-ce normal que le 24 Sussex soit en train de tomber en ruines ?


Non.

Est-ce normal que les gouvernements aient jugé, depuis des années, que le risque d’être critiqués pour dépenses frivoles étaient plus grands que celui de voir la résidence historique du premier ministre du Canada sombrer dans la décrépitude ?



Non.

Est-ce normal que le patrimoine bâti de nos jeunes institutions politiques ait été délaissé au point où on estime aujourd’hui que réparer, rénover, mettre à jour la maison du 19e siècle, ancienne demeure cossue d’un riche industriel et qui a abrité les premiers ministres canadiens depuis 1951 , coûte maintenant près de 37 millions ?

Non.

Au fait, est-ce normal que de tels travaux – on parle de tout refaire, de la plomberie à l’électricité en passant par les murs, où il y a apparemment de l’amiante sinon des moisissures -- coûtent un tel prix ?



Ça, difficile à dire. D’habitude, il faut aller quand même loin chez les multimillionnaires de Westmount, Rockcliffe ou Palm Beach, pour trouver des châteaux dont les factures de rénovations grimpent autant.

Mais peu importe, à cette étape-ci.

Aujourd’hui, avant toute chose, ce que la Commission de la capitale nationale doit réussir à faire, ce que les élus de la capitale toutes catégories confondues doivent finalement avoir le courage de faire, de toute urgence, c’est de sécuriser l’idée que le 24 Sussex, et les autres résidences officielles gérées par la CCN, méritent de rester en place. Il en a été question d’ailleurs à la rencontre du conseil de la CCN jeudi, mais à huis-clos.

Dommage qu’on n’en sache pas plus. Car on a besoin de savoir si l’idée qu’en 2022, on ne démolit pas le patrimoine, est bien comprise en haut lieu.

Il ne faut absolument pas refaire ce qui a été fait à travers les âges avec tant d’immeubles historiques : ne pas les entretenir en prétextant un prix trop élevé, pour qu’ensuite ils se désintègrent et deviennent irrécupérables.

Cette approche « par l’usure », si souvent utilisée par des constructeurs désirant à tout prix reconstruire sur des terrains bien situés mais « coincés » avec des bâtiments patrimoniaux dont ils n’avaient que faire, ne peut pas être celle de ceux qui gèrent le 24 Sussex au nom des électeurs.



C’est inacceptable.

Certes, la facture semble très élevée.

L’est-elle trop ? C’est fort possible.

Doit-on essayer de comprendre pourquoi c’est si cher ? C’est clair.

Est-ce que le 24 Sussex doit re-devenir la résidence du premier ministre ? Pas nécessairement.

Justin Trudeau et sa famille se sont installés dans une résidence située sur le terrain du Gouverneur général dès l’élection de 2015. Plus en retrait des grands axes de circulation, isolée, cette maison est peut-être plus appropriée pour un chef de gouvernement.

Mais ceci ne veut pas dire que le 24 Sussex doive être abandonné. Et ceci ne veut pas dire qu’on doive oublier l’idée d’en faire une résidence digne de ce pays rempli d’architectes, artistes, designers, ingénieurs brillants, qui pourraient en faire une vitrine de tous nos talents.

Quand va-t-on arrêter de croire que ceux qui pensent que dépenser pour la culture c’est nécessairement frivole, ont raison ? Quand va-t-on cesser d’en avoir peur ?



La reconstruction du 24 Sussex devrait être une occasion de rompre avec cette attitude du passé. Cette posture de certains élus qui n’hésitaient pas à dénigrer, par exemple, l’achat d’œuvres par le Musée des beaux-arts du Canada – rappelez-vous les controverses autour des achats de tableaux de Barnett Newman ou Rothko -- ou tout investissement dans les ambassades à l’étranger – ou dans des résidences comme le 24 Sussex -- pour se faire du capital politique à rabais.

C’est la terreur électoraliste causée par ces gens qui fait qu’aujourd’hui on se retrouve avec une situation aussi pathétique au 24 Sussex où, parlant de gaspillage, on risque de perdre ce qu’on a.

Démolir la maison, comme certains commentateurs le demandent actuellement, n’effacerait pas cet à-plat-ventrisme mal placé.

Il le consacrerait.

Demandons à nos meilleurs architectes, à des créateurs, de faire de cette résidence un prototype, qui montre à la planète ce dont nous sommes capables. Demandons de voir les devis. Analysons ça pour comprendre si ça doit nécessairement coûter aussi cher qu’on le dit.

N’économisons pas les efforts.

Car l’idée ici n’est pas de dilapider les millions.

C’est de ne pas dilapider notre culture. De la bâtir.