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Où se cachent les 16% de la société?

CHRONIQUE / Alors que des efforts ont clairement été déployés pour que le petit écran soit plus inclusif, on semble avoir un peu oublié que la diversité ne se traduit pas uniquement par la couleur de la peau ou la forme des corps, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre... ça concerne aussi les personnes en situation de handicap. Visiblement, la représentation de ce groupe qui totalise environ 16% de la population québécoise ne se reflète pas vraiment dans les choix des diffuseurs... autres que AMI-télé.


Connaissez-vous cette chaîne de télévision spécialisée qui s’est donné comme mission de faire connaître la réalité des personnes handicapées? Non? Pourtant, depuis plus de cinq ans, AMI-télé est offerte gratuitement avec tous les forfaits du câble, et ce, à travers le pays. Néanmoins, il est probable que si vous n’avez jamais été confronté à un handicap, le vôtre ou celui d’un proche, vous apprenez l’existence de cette chaîne en lisant ma chronique.

D’abord fondée pour offrir du contenu en vidéodescription, cette chaîne de télévision francophone qui s’adressait particulièrement aux personnes ayant une limitation visuelle a depuis élargi ses horizons en incluant des émissions traitant de tous les handicaps. L’initiative est excellente, la programmation variée contribue à démystifier et dédramatiser le handicap sous toutes ses formes. En plus des séries populaires et des films auxquels on a ajouté la description des éléments non verbaux, le contenu repose essentiellement sur des productions originales, sous forme de magazines d’information, de documentaires et même d’émissions de cuisine.



Tout est super, mais un effet pervers peut toutefois se dessiner dans le tableau complet de la télévision québécoise. Devrait-on craindre une certaine ghettoïsation d’une minorité qui peine à être vue et entendue dans le monde des valides?

Car lorsqu’un projet télé incluant des personnes handicapées est présenté aux maisons de production, il ne faudrait pas qu’il soit relégué systématiquement au diffuseur AMI-télé. Dans un sens, c’est très bien qu’un «lieu» existe pour rassembler ceux et celles qui vivent avec une même difficulté. Mais comment arriver à intéresser et sensibiliser les 84% de la population? Pour atteindre les gens en général et changer les mentalités, ne faudrait-il pas qu’on voie plus de personnes handicapées à TVA, Radio-Canada, Télé-Québec et Noovo?

De ce côté, je ne peux pas reprocher à ces médias bien connus de ne jamais traiter du handicap, autant physique qu’intellectuel. Au contraire. Je suis d’ailleurs l’une des privilégiées qui sont occasionnellement invitées dans les émissions de tables rondes et de talk-shows au Québec. Chaque fois, c’est pour parler du drame, de la maladie qui m’a foudroyée, des épreuves que j’ai traversées. Le début de l’histoire. De plus en plus souvent, l’animateur se rend aux questions sur le «après» et sur comment je vis avec mes quatre amputations. J’aime particulièrement parler de mes prothèses et de leur fantastique technologie. Mon bonheur est complet lorsque l’on discute de mon humour sur les réseaux sociaux et bien sûr, de mon art.

Même si j’ai toujours souhaité être d’abord présentée en tant qu’artiste peintre avant qu’on me colle l’inévitable étiquette de personne handicapée, je suis sincèrement reconnaissante pour toute cette belle attention qui, je le souhaite, aide les téléspectateurs à apprécier la vie qu’ils ont, telle qu’elle est.



Mis à part les entrevues et les reportages (et les quelques publicités que l’on voit particulièrement lors des Jeux olympiques et où les athlètes amputés et en fauteuil roulant ont la cote), c’est tout le reste qui omet les 16%. Et quand enfin une fiction comporte un personnage qui vit avec un handicap, c’est la plupart du temps pour appuyer une histoire dramatique. Les pleurs et les difficultés sont généralement au rendez-vous. Le handicap est alors utilisé pour amplifier la trame bouleversante d’un récit.

À quand un personnage handicapé qui va et vient dans un téléroman québécois sans qu’on ait besoin de s’attarder à son drame? Juste un rôle ordinaire à qui il arrive des aventures comme pour n’importe quel autre protagoniste de l’émission. Quelqu’un qui vit avec un handicap sans qu’il soit constamment dans la tourmente de ses incapacités.

Bon, je ne prétends pas avoir tout vu ce qu’il se tourne au Québec, il y a sûrement des exceptions qui m’échappent. J’ai tout de même déniché quelques exemples chez nos voisins européens et américains.

«Comment vendre de la drogue en ligne (rapidement)» est une série allemande plutôt comique qui relate l’histoire vraie d’un jeune adolescent nommé Moritz. Ce dernier fait rapidement fortune en vendant des drogues illicites sur internet. C’est grâce à son ami Lenny, un personnage en situation de handicap, que le duo arrive à programmer un site web et un système de distribution indétectable par la police. Il se passe plusieurs épisodes, voire une saison ou deux, avant qu’on aborde la maladie qui cloue le jeune ado dans un fauteuil roulant.

«Superstore», une comédie de situation américaine, est encore plus formidable à ce niveau. Garrett, un employé du magasin de grande surface où se déroule la série, se déplace en fauteuil roulant. Non seulement le téléspectateur n’a aucune idée «du comment du pourquoi» de son handicap, mais lorsque le personnage est interrogé à ce sujet par un collègue de travail, il répond simplement qu’il ne répondra pas. Il explique qu’il veut éviter qu’on le regarde différemment et que le drame qui lui a paralysé les jambes obnubile toute autre opinion sur lui. Puis, on passe à autre chose. C’est d’ailleurs la seule fois sur les six saisons qu’on en parle.

Il y a aussi l’excellente minisérie britannique «Année après année» avec Rosie, une mère monoparentale qui fait face à ses défis comme tout le monde. Le fait qu’elle soit en fauteuil roulant n’est qu’une caractéristique secondaire pour fixer le personnage. Sa situation ne l’empêche aucunement de défoncer héroïquement une clôture au volant de sa camionnette, un geste de protestation qui n’a rien à voir avec son handicap. L’histoire se déroule en effet sans qu’on ait besoin de surligner sa différence.



Je crois qu’il serait intéressant d’importer cette vision moins dramatique et plus positive du handicap dans nos séries et films d’ici. Une plus grande visibilité des 16% refléterait encore mieux la réalité et favoriserait une société plus inclusive. De plus, les non-voyants pourraient entendre plus souvent la vidéodescription décrire des histoires qui incluent des personnes en situation de handicap!

Bien sûr, je «prêche pour ma paroisse». Mais il ne faudrait pas oublier que la différence à laquelle j’appartiens n’épargne personne, aucune couleur de peau, aucune religion, aucun genre. Ni Superman ni Schumacher. Personne.

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Selon les données les plus récentes datant de 2017, 16,1% de la population québécoise de 15 ans et plus a une incapacité, dont 6,4% vivent avec une mobilité limitée (Source : Karine Lesage, Office des personnes handicapées du Québec).

Fait intéressant: l’actrice, Ruth Madeley qui joue Rosie Lyons dans «Année après année» est réellement née avec le spina-bifida et cumule les rôles au petit écran.