Mécanicien de formation, Sylvain Tapp n’était pas destiné à la production et la transformation alimentaire. «Je me suis ramassé là-dedans par erreur», avoue-t-il en ricanant. Malgré tout, l’homme de Rivière-au-Renard, près de Gaspé, peut se vanter d’avoir monté de toutes pièces, avec sa conjointe Élaine Côté, une entreprise agricole durable, innovatrice et biologique sur la pointe gaspésienne, où les produits de la mer sont beaucoup plus accessibles que le chou.
«On s’est rencontrés dans le blé d’Inde», s’amuse Élaine Côté en présentant la genèse de l’entreprise. L’idée d’une ferme gaspésienne a germé alors que les deux renardois se sont rencontrés dans un cours d’agriculture biologique autogéré, à Saint-Jean-sur-Richelieu. «On ne se connaissait pas et on s’est rendu compte qu’on venait de la même place», raconte Sylvain. «Ç’a été un vrai coup de foudre», ajoute Élaine.
Après quelques projets urbains, un jardin communautaire à gauche, une ferme éducative à droite, le couple a décidé de sauter à pieds joints dans l’agriculture, mais cette fois en Gaspésie. «On ne s’est même pas posé la question. Ça allait être à la fois gaspésien et biologique», note M. Tapp. En 1989, les premières serres de la famille voient le jour dans l’arrière-pays de Douglastown, près de Gaspé. «On se faisait un peu regarder croche avec notre bio», avoue Élaine. «Ce n’était vraiment pas la mode, mais c’était important pour nous.»
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En 1995, après «des années de choux maigres» à vendre des tomates et des concombres biologiques aux consommateurs gaspésiens, les Tapp font leurs premiers pas dans la choucroute pour «occuper les hivers». «Une entreprise qui en produisait à Rimouski a fermé. J’ai engagé la personne responsable pour qu’elle nous apprenne comment faire», se rappelle Sylvain.
De fil en aiguille, les Tapp réussissent à modestement s’intégrer au marché de l’alimentation saine, notamment dans certaines épiceries fines. En 2006, alors que la production est encore marginale, ils sont approchés par un distributeur à la recherche de produits pour le marché vancouvérois. «Je faisais deux cuves par an, et leur première commande était de 12. J’ai demandé six mois pour produire, et c’est là que tout est parti.»
La popularité du produit dans l’Ouest canadien a rapidement forcé les agriculteurs à se concentrer sur la transformation du chou et la production de choucroute. «Pendant cinq ans, on a vu une croissance marquée», explique-t-elle. «Chaque fois qu’on finissait un agrandissement de l’usine, on se rendait compte qu’on était déjà saturé et qu’il fallait encore agrandir», ajoute Sylvain. Une quinzaine d’années plus tard, le produit de niche a surpassé les ventes de légumes.
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La croissance de l’entreprise n’a pas été de tout repos. À plusieurs reprises, les Tapp ont été confrontés à d’importants défis, qu’ils soient financiers ou physiques. «Hydro a souvent menacé de coupure de courant», note Myriam, l’aînée de la famille. «Une fois, je leur ai demandé de me laisser la journée pour finir la production. Ils ont dit oui !», ajoute Sylvain en riant.
En 2000, une des serres de l’entreprise s’embrase. Puis, en 2012, une importante portion du toit de l’usine s’écrase sous le poids de la neige. Malgré ce drame, la famille se retrousse les manches. Sylvain va travailler quelques mois dans le Nord afin de récolter les sommes nécessaires à la reconstruction tandis qu’Élaine et les enfants tiennent le fort en Gaspésie.
Aujourd’hui, les produits gaspésiens sont distribués dans plus de 300 points de vente. On les retrouve au Québec, mais surtout au Canada anglais, où ils sont distribués sous l’étiquette de «Karthein’s Organic Sauerkraut». «Et moi qui pensais vivre en vendant des tomates!»
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Une transition «tout en famille»
Moment charnière dans la vie d’une entreprise agricole, la passation officielle des pouvoirs des produits de Tapp s’est faite au cours des derniers mois. «On a eu quelques interrogations sur l’avenir de l’entreprise. On a même pensé aller à l’extérieur de la famille et de la région», admet Sylvain. «On espérait que ça reste familial, mais on n’avait pas vraiment de plan pour que l’entreprise nous survive. On ne voulait pas non plus l’imposer à nos enfants.»
À ce moment, Julien étudiait à l’UQAM en administration des affaires. C’était clair : pas question pour lui de revenir travailler dans les choux en Gaspésie, se rappelle-t-il «C’était sûr que je ne revenais pas», ironise le jeune homme.
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Puis, en 2016, après quelques années à travailler dans une entreprise familiale à Montréal, on lui offre officiellement de prendre les rênes des Produits Tapp. «Je ne m’étais jamais posé la question, et je me suis dit que tant qu’à travailler pour une autre famille, pourquoi ne pas travailler pour la mienne.»
Son père lui offre de faire «une année de test» avant de donner officiellement sa réponse. Dès les premiers jours, Julien prend les choses en main. À son arrivée, son père quitte pour le mariage de sa sœur et le laisse responsable de l’entreprise. «Il m’a appelé le lendemain en me demandant s’il pouvait engager. Quand je suis revenu, on avait six nouveaux employés», se rappelle-t-il en partageant un rire avec le reste de la famille.
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Développer une vision concrète
Afin d’éviter que la passation des pouvoirs ne soit une source de tension dans la famille, les Tapp ont fait appel à une spécialiste. «On voulait une bonne relation de transfert. Ça allait bien dans la famille, il n’était pas question que cette transaction-là ne vienne gâcher ça», explique Élaine. «On a eu de bonnes discussions animées, c’est normal, mais ça s’est toujours fait dans le respect», ajoute Julien.
Aujourd’hui, tous les membres de la famille Tapp évoluent autour de l’entreprise. Si Julien dirige, son père Sylvain n’est jamais loin. Élaine s’occupe du côté administratif tandis que Myriam, l’aînée, s’occupe du marketing et des réseaux sociaux. Leur demi-frère, Xavier, travaille dans la production. «Et ‘’toutes tâches connexes!’’», ajoute Julien.
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Bien que le succès des Produits Tapp soit intimement lié au travail acharné d’Élaine et Sylvain, ceux-ci se sont souvent concentrés à «éteindre des feux» et aux tâches du jour plutôt que de développer une vision concrète du futur de l’entreprise, conviennent-ils.
Fort de sa formation en affaires, Julien compte renforcer les bases de l’entreprise pour la stabiliser. Pénurie de main-d’œuvre, enjeux d’approvisionnement et de distribution, les défis sont nombreux. «Il va falloir planifier notre croissance pour ne pas frapper de murs.» «Et tout ça en restant humains, sans trop devenir industriels. On est une entreprise de famille, et j’ai bien l’intention de le rester.»
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Une gamme de produits qui a «pris vie»
Non seulement parmi les premiers producteurs biologiques, les Tapp ont également été précurseurs des produits lactofermentés au Canada. La lactofermentation est une technique ancienne de conservation qui revient en force depuis plusieurs années dans nos modes de consommation.
Cette technique vient transformer l’aliment grâce à la prolifération de bonnes bactéries. Plusieurs aliments y ont recours, par exemple le pain au levain, le kombucha ou encore les cornichons et évidemment la choucroute et le kimchi. «On peut vraiment dire que nos produits ont ‘’pris vie’’ un à un!», s’amuse Élaine.
La vente de produits lactofermentés doit être accompagnée d’une excellente communication afin de pallier la méconnaissance de la méthode. «On nous demande très souvent s’il y a du lait dans nos produits. Pas du tout. Ce sont des bactéries!», lancent en chœur les membres de la famille.
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En commercialisant de la choucroute et du kimchi biologique dans l’Ouest canadien il y a plus d’une dizaine d’années, notamment pour répondre à la demande de certaines communautés culturelles, les Tapp se sont bien implantés dans ce marché. Désormais, ils souhaitent s’attaquer au marché québécois qu’ils jugent «mûr» pour leurs produits.
Avec sa nouvelle image de marque, signée par Myriam Tapp, l’entreprise souhaite s’imposer dans les habitudes alimentaires des Québécois. «Tout le monde a déjà mangé de la mauvaise choucroute. C’est notre job de changer ça pour de bon», note Sylvain.
En plus de s’attaquer pour de bon au marché du Québec, les Tapp comptent lancer de nouveaux produits issus de la lactofermentation, notamment d’autres légumes. «Une chose est sûre, dans 10 ans on sera encore là, et on fera encore de la choucroute», conclut le nouveau directeur, confiant.