Rocco est parti
En deux ans, Rocco Carnero Verastegui a appris à parler couramment français, il s’est fait des plans de carrière à Québec, s’était même inscrit au Cégep de Limoilou en gestion du commerce. Le rêve le plus cher de ce jeune Péruvien était de rester à Québec, d’y travailler, d’y contribuer.
Mais l’immigration en a décidé autrement.
Je vous ai parlé de lui le 4 septembre, lui et l’oncle qui l’hébergeait avaient tenté par tous les moyens d’obtenir un visa pour rester plus longtemps. Je me disais, en l’écoutant me raconter son histoire qu’il devait bien y avoir une solution, dans un contexte où on nous casse les oreilles avec la pénurie de main-d’œuvre, pour qu’il reste ici.
Eh bien non.
Le voisin qui m’avait écrit pour me parler de son histoire m’a envoyé un courriel le 16 novembre à 18h32 : «Rocco Carnero a pris l’avion voilà quelques minutes pour Toronto, où il montera dans un avion qui le conduira en Colombie, d’où il partira pour l’Argentine. Là-bas, il vivra dorénavant chez l’un de ses oncles avec lequel il travaillera dans le domaine de la construction.»
Quand je l’ai rencontré, il m’avait parlé de son plan B d’aller en Argentine un bout de temps et de revenir au Québec après.
Espérons-le.
Un voyage dans le temps
Je suis allée cet automne à Saint-Léon-de-Standon, charmante bourgade que je ne connaissais pas, voir une exposition de manuels scolaires datant des années 1940 et 1950. C’est très instructif, des manuels scolaires, pas seulement pour apprendre, mais pour avoir un portrait d’une société, de ses valeurs.
L’homme qui a conçu l’exposition, Jean Rodrigue, a commencé sa collection quand il a retrouvé par hasard un manuel d’histoire qui l’a marqué, en 3e année. Un tout petit détail, la description des torches qui illuminaient la grande procession, des lanternes remplies de mouches à feu.
Une lectrice cherchait elle aussi un manuel depuis toujours, elle s’est précipitée à Saint-Léon. «Après avoir lu votre article intitulé “Ce que nous enseignent les manuels scolaires”, j’ai décidé de me rendre bibliothèque de St-Léon-de-Standon dans l’espoir d’y retrouver mon livre de lecture de 1re année que je rêvais depuis longtemps de revoir. Il était bien là, et j’ai pu le feuilleter à nouveau exactement 70 ans après mon entrée à l’école. Quelle émotion! À l’aide de mon iPad, j’ai photographié de nombreuses pages de ce petit livre qui m’a ouvert toutes grandes les portes du merveilleux monde de la lecture. Je dis souvent à la blague que, tel Obélix, je suis tombée dans la potion magique quand j’étais petite. Merci encore pour votre article grâce auquel j’ai pu remonter loin en arrière dans le temps.»
J’étais émue.
Des femmes qui ont pris leur envol
Tout ça a commencé par une idée de Nour Sayem pour sortir des réfugiées syriennes de leur isolement, leur donner une certaine indépendance aussi. L’idée était belle, cuisiner des mets traditionnels et les vendre.
La bouffe, ça rassemble.
Aliments Ensemble a vu le jour en 2018, d’abord de façon assez modeste, puis a pris des proportions plus grandes au point d’offrir un service de livraison par Monquartier en boîte et d’avoir un kiosque de distribution permanent au Grand Marché. Leur slogan : «Essayez des mets du Moyen-Orient, sortez de la routine».
Nour m’a écrit en octobre pour me donner des nouvelles de ces femmes qui ont quitté en catastrophe un pays en guerre, qui ont refait leur vie à Québec.
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«Aliments Ensemble a été acquis par les réfugiés.
Ils volent de leurs propres ailes.
Je suis leur mentore.»
Comme quoi l’intégration, quand on fait ça comme il faut, ça marche.
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Elle faisait ça depuis cinq ans.
Puis elle est partie de Québec pour «exporter» la formule, elle a fait avec son amoureux de l’époque le tour du monde avec ses pinceaux. Ils sont allés sur tous les continents, ont demeuré à Paris, sont passés par la Nouvelle-Zélande où ils sont restés un mois, le temps de peindre la maison des propriétaires.
Et puis, Nadia a eu le goût de rentrer à la maison comme dans la chanson de Jean-Pierre Ferland.
Elle a rangé ses valises, mais pas ses pinceaux. «Ça m’a pris un petit bout à m’adapter à une vie plus ancrée dans un lieu. Je me suis relancée dans la création avec l’ouverture d’un espace galerie que j’ai appelé L’Apostrophe. Ma vie de nomade ne me manque pas du tout, je suis très heureuse de mon expérience et j’apprécie les joies simples de boire dans un vrai verre, de savoir où je dors et faire un jardin. J’ai adopté quatre poules et un canari.»
Son stage en sédentarité joyeuse se passe bien. «Je suis très heureuse et je continue dans le sens des rencontres et du partage.»
Toujours autour de l’art, sauf que les gens viennent à elle maintenant.
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Il n’est pas sorti de la maison depuis un an, à part une journée, le 7 août, le lendemain de ses 52 ans.
Lui et sa blonde Carenne se sont mariés au Monastère des Augustines, après 13 ans.
«Je savais bien qu’un jour la maladie allait me pogner dans un coin». Déjà, il avait perdu l’usage de ses jambes, était cloué à un fauteuil roulant. Il a pu avoir un fauteuil roulant motorisé à l’été 2020, après avoir attendu un an et demi dans les dédales de la bureaucratie. Il en a profité environ six mois, il a pu sortir de chez lui, aller au parc avec sa fille. «Imagine si je l’avais eu avant…»
Plus le temps est compté, plus il est précieux.
Marco m’a écrit le 24 décembre, je lui avais demandé des nouvelles : «J’ai eu une semaine remplie d’émotion et d’amour. […] Nous avons signé et envoyé la demande d’aide médicale à mourir. J’ai pas la date, mais c’est au début janvier (si je me rends). Pour moi, c’est ma dernière carte pour ne plus souffrir, mais aussi dire au Parkinson que c’est moi qui décide Asti!
«La musique que j’écoute en t’écrivant : Iron Maiden, Death of the Celts.»
Marco part serein. «Je n’ai aucun regret, c’est la vie. J’ai profité tant que j’ai pu, j’ai passé du bon temps avec tout le monde.» Pour l’après, il n’a rien prévu de compliqué. «Tout ce que je veux, c’est que mes cendres soient dispersées au vent. J’ai tellement été prisonnier de mon corps, j’ai besoin d’être libre.»
Surtout dans une optique d’intégration.
Nour a écrit et publié un livre où elle raconte son histoire, Ma vie entre figuier et érable. Elle y raconte le choc des cultures et la nécessaire intégration à la société d’accueil. Elle en a connu toutes les étapes, et de savoureuses anecdotes, comme celle-ci en 1967, peu de temps après leur arrivée :
«Pendant ce temps, un prêtre s’est approché de mon père pour lui souhaiter la bienvenue. Il était vieux et je pense qu’il n’avait pas beaucoup d’expérience avec les étrangers. Il lui a demandé :
- Bienvenue, cher enfant, est-ce que vous êtes catholique ou protestant?
- Non, nous sommes musulmans, a répondu mon père.
- Oui, je sais. Mais catholique ou protestant?»
Pour plus d’information : alimentsensemble.com
- Bien sûr, grand-papa.
Lionel Veilleux a posé la question il y a longtemps à sa petite-fille, elle a accepté sans trop penser à quand ce «un jour» arriverait. «Quand j’étais jeune, il me disait : «tu vas écrire ma vie», il savait que j’écrivais. Lui, il écrivait des «tranches de vie» sur des bouts de papier, il me racontait ses anecdotes autour du feu.»
Il est né en 1927, il en a des tonnes.
Le «un jour» est venu il y a 11 ans. «J’ai eu une conversation avec mon grand-père, on est très proches lui et moi, il me disait qu’il n’avait plus le goût de continuer, qu’il trouvait qu’il avait assez vécu. Je n’avais pas encore d’enfants et je voulais qu’ils le connaissent… je lui ai dit «je vais l’écrire, ton livre!»»
Natacha avait une idée derrière la tête, elle allait écrire le livre le plus lentement possible, un chapitre à la fois, elle le ferait lire à ses grands-parents au fur et à mesure, pour qu’ils le commentent, pour qu’ils replongent dans leurs souvenirs. «Je leur ai donné le premier chapitre à leur 60e anniversaire de mariage.»
C’était l’histoire de la demande officielle de Lionel à Simone.
Natacha écrivait à partir des anecdotes racontées par Lionel autour du feu et des «tranches de vie» qu’il a écrites, des histoires griffonnées sans ordre chronologique. C’était sa matière première, brute, elle racontait l’histoire de toute la famille, pas seulement celle de Lionel et Simone. «C’est devenu un rituel, à chaque anniversaire, chaque Noël, je leur donnais un chapitre. Ils prenaient le temps de le lire.»
Et, plus important, ils attendaient le prochain.
«Pendant tout ce temps-là, il a le goût de vivre. C’est pour ça que je voulais écrire lentement, pour que ça dure le plus longtemps possible…» Ça m’a fait penser à Shéhérazade et ses contes des Mille et une nuits, dans lesquels elle tient en haleine chaque jour le vizir, qui finit par lui laisser la vie sauve.
«Et puis un jour, je suis tombée enceinte, c’était avant qu’il ait une grosse opération. Les médecins n’étaient pas certains s’il s’en sortirait. Il a appris que j’étais enceinte juste avant de rentrer dans la salle d’opération, il leur a dit : «je dois me réveiller, j’ai un arrière-petit-enfant qui s’en vient.»
Il s’est réveillé.
Son arrière-petit-fils a six ans aujourd’hui.
Natacha a continué à écrire la saga familiale un chapitre à la fois, le premier tome se passe en Beauce entre 1937 et 1958, le titre est Sur le pont parce que Simone et Lionel devaient se voir sur le pont joignant Beauceville-Ouest à Beauceville-Est, on ne se mariait habituellement pas d’un côté à l’autre de la rivière.
Elle a écrit pendant neuf ans, couchant sur papier la vie de sa famille, toute une époque aussi, avec comme trame de fond «l’histoire d’amour entre mon grand-père, un étudiant de l’école Normale de Québec et ma grand-mère, une opératrice», m’avait d’abord raconté Natacha par courriel.
Il y a deux ou trois ans, elle a remis le premier manuscrit à ses grands-parents, imprimé sur 500 pages boudinées.
Elle avait tenu sa promesse.
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Quand la pandémie est arrivée, Natacha trouvait ça déprimant sur les réseaux sociaux, elle a eu l’idée de publier en ligne un chapitre de son roman par jour.
Et chaque jour, elle faisait un lien entre notre époque et celle d’avant. «J’essayais toujours de trouver quelque chose. Par exemple, pour les mariages annulés, j’ai raconté comment ça se passait, les fréquentations, c’était vraiment différent.» Quand les Championnats canadiens de boxe ont été annulés, elle a raconté comment l’oncle Hervé s’entraînait avec des chaudières remplies de ciment.
Elle a raconté la quarantaine de 26 jours à l’hôpital de Lionel, quand il était enfant.
La scarlatine.
Elle s’était dit qu’elle le ferait jusqu’à la fête de son grand-père, le 21 avril, elle a finalement continué jusqu’à hier, pour la fête de son père. Le chapitre commence par la mort du premier enfant de Simone et Lionel, puis raconte la naissance de leur deuxième, un garçon de presque huit livres.
Le père de Natacha.
Natacha a raconté comment ils ont choisi son prénom, les parents n’étant pas encore arrivés à s’entendre là-dessus. «Simone aimait le prénom Yvan, Lionel penchait plutôt pour Denis, comme l’un de ses étudiants modèles. «Y s’appelle Yvan-Denis Veilleux»», trancha Lionel.
On s’inquiétait qu’un prénom composé fasse jaser.
Depuis qu’elle a remis son premier manuscrit à ses grands-parents, Natacha a retravaillé l’histoire, elle y a ajouté sa belle famille, une histoire qui prend racine au Cambodge, un récit de métissage et de chemins qui se croisent. C’est cette nouvelle version qu’elle a mise en ligne. Elle rêve maintenant que son grand-père puisse tenir entre ses mains le vrai roman publié, mais elle sent que le temps passe vite. «Il a 93 ans…»
Dans ces pages, il y aura sa vie à lui, la vie de son grand amour, de tous ceux qui ont fait partie de la leur et de celle de Natacha, entre la Beauce et l’Asie.
C’est un conte de mille et une vies.
* Vous voulez lire? https://yeuxbridespeauperlee.wordpress.com/
Ils sont heureux.
Ils se sont connus à l’université, Louis a offert à Marie de l’aider pour le dernier travail du dernier cours. «J’étais dans le jus, j’ai accepté, je savais qu’il était bon en français. Il a presque tout fait! Pour le remercier, je l’ai invité à prendre un drink… et on s’est revus après, des dates espacées…»
Elle l’a aimé, lui l’aimait déjà.
Ils se sont découvert plein d’intérêts communs, la nature, le sport. Ils ont emménagé ensemble dans un appart de Limoilou, franchi une à une les étapes classiques d’un couple et, au début de la trentaine, ont commencé à parler d’enfants et à magasiner une maison.
Ils étaient rendus là.
Pourquoi je vous raconte tout ça?
Parce qu’ils profitent de la vie et c’est bien de profiter de la vie.
Eh oui, j’oubliais, Louis a un cancer.
Grade 4.
C’est arrivé dans leur vie évidemment sans prévenir, une journée qui avait l’air de celle d’avant, Louis est allé voir son médecin pour une bosse entre l’abdomen et les côtes. Il avait aussi mal au dos, se disait que ce devait être le nouveau matelas. «Quand je suis arrivé là, mon médecin l’a tâtée, il ne trouvait pas ça normal. Il m’a envoyé à l’urgence.»
Il est ressorti avec le mot «cancer».
Ce soir-là, il est allé au hockey, ses chums l’y attendaient, il est allé travailler le lendemain, comme si de rien n’était. En souhaitant une bonne journée à Marie sa blonde. «J’ai encaissé le choc tout seul, pendant deux ou trois jours, je n’en ai parlé à personne.»
Même pas à ses parents.
Un mois plus tard, on lui a enlevé un rein, il s’était comme transformé en une immense tumeur, cette masse qu’il avait sentie avec ses doigts.
Il est allé à son rendez-vous de suivi deux mois plus tard, on était à la fin août, en espérant se faire dire que tout était beau. Tout n’était pas beau. Le cancer avait eu le temps de gagner les deux poumons. Des métastases avaient grignoté une partie d’un lobe, on a dû lui en enlever un morceau.
Il en est toujours là, quatre ans plus tard.
Le cancer fait du surplace.
Mais pas Louis et Marie. Ils ont décidé que le cancer n’allait pas les arrêter, ni même les ralentir. Marie s’est quand même posé la question au début, quand le diagnostic de grade 4 est tombé, ça faisait huit ans qu’ils étaient ensemble. «C’est sûr que ça ébranle beaucoup de choses. J’ai eu une remise en question, je me disais : “Est-ce que je suis trop jeune pour accompagner quelqu’un avec un cancer de grade 4?”»
Louis ne l’a pas suppliée de rester, au contraire. «Je lui ai dit à plusieurs reprises qu’elle pouvait s’en aller, je ne voulais surtout pas être un poids. J’aurais compris si elle était partie. C’est elle qui avait l’occasion de partir, moi, je n’ai pas le choix, je l’ai, le cancer…»
Elle est restée.
Louis a été chanceux dans sa malchance, il a été accepté pour être suivi par un centre de recherche américain, le National Cancer Institute de Washington, vu que les cancers du rein sont assez rares et que leur évolution est difficile à prévoir. Il y va tous les six mois, se fait dire chaque fois que rien n’a bougé.
«Le cancer est extrêmement lent, il gagne un ou deux millimètres à peine, alors que la première tumeur faisait plus que 20 centimètres.» Il ne prend aucun médicament ni ne suit aucun traitement.
L’équipe de chercheurs planche sur de nouveaux protocoles. «Il y a de l’espoir. La guérison complète peut exister, il y a encore cette lumière-là.»
Et quand il y va, il habite toujours chez la même dame, elle a eu un cancer, mais a dû payer pour pouvoir être soignée. Elle doit louer une chambre de son appartement pour rembourser la facture, pour payer ses médicaments. Elle en a pour des années, parce que, comme bien des Américains, elle n’a pas les moyens d’être malade.
Ici, la question ne se pose pas.
Faute de pouvoir oublier qu’il a le cancer, Louis s’arrange pour ne pas trop y penser. Il travaille 50 heures par semaine, il s’entraîne, «on dit que ça aide, ça oxygène les cellules», il joue au hockey, fait du vélo de montagne. «Ça ne paraît pas que j’ai des métastases aux poumons…»
Il voyage par affaire et par plaisir avec sa douce, n’allez pas frapper chez eux la fin de semaine. «Passer une fin de semaine à la maison? Impossible. À moins qu’il fasse - 40 ou qu’il y ait du verglas, on part faire du snow, du ski de fond…»
Il vit «toujours aussi pleinement» qu’avant.
Ils se sont acheté une maison, même s’ils ne pouvaient pas avoir une assurance hypothécaire. Marie a changé de carrière, elle vit plus à fond que jamais. «Un moment donné, il y a une limite à mettre tes projets sur hold.»
Ils veulent une famille.
Je leur ai demandé une photo, Louis en a choisi une où on le voit de dos, c’est Marie qui me l’a envoyée, avec une courte description. «C’est Louis, il est devant un lever de soleil dans la Vallée de la mort.»
L’image vaut les 1000 mots de cette chronique.
J’ai demandé plusieurs fois à Louis ce que le cancer avait changé dans sa vie, il m’a dit qu’il avait toujours eu l’impression de mordre dans la vie, même avant, qu’il a toujours vécu à 100 %. Il a arrêté de «fumer occasionnel», il a réduit sa consommation de sucre et il fait plus d’exercice qu’avant.
Je m’apprêtais à ranger mon calepin de notes.
«Ah oui, il y a quelque chose que le cancer a changé. Avant, quand je voyais mon père, on se donnait une poignée de main et là, on se fait une accolade…»
Tiens, jeudi soir, elle est allée au Pied Bleu, rue Saint-Vallier, le plus authentique bouchon à l'ouest de Lyon. Souper gastronomique de tripes et de cochonnailles, musiciens brésiliens à l'avenant. Pas de facture à la fin. Comblée et repue, elle a sorti une toile, ses couleurs et ses pinceaux.
Plus tôt cette semaine, elle est allée au dépanneur. «Je suis allée me dessiner des oeufs et du lait.» Elle ne paye pas, elle dessine. Elle entre dans un commerce, demande à voir le propriétaire ou le gérant, offre de régler la note avec une peinture. Elle se procure tout comme ça, ses vêtements, des billets de spectacle, des chambres d'hôtel. «J'ai même réussi une fois dans un Tim Hortons.»
Elle arrive tout juste de La Malbaie, où elle a peint une foule de tableaux pour l'auberge de jeunesse. Elle y a passé l'hiver, logée, nourrie. Avant, elle était dans les Laurentides, où elle est née, et au Saguenay, où elle a étudié. Nadia a fait une maîtrise en arts à l'UQAC après son bac à l'UQAM.
Elle a d'abord étudié en sciences. Elle a deux frères et une soeur, «des parents plutôt conventionnels». Enfant, elle bricolait sans arrêt. «J'ai toujours eu un contact particulier avec la matière, j'ai toujours été une artiste.» Après avoir décroché sa maîtrise à Chicoutimi, elle est partie vivre un an à New York. Elle a été invitée à exposer en Chine en 2009, y est restée trois ans.
«Je n'avais plus d'argent, je me demandais qu'est-ce que j'allais faire. Je me suis dit que je n'avais pas d'argent, mais que j'avais la peinture. C'est là que j'ai pensé faire du troc à temps plein. J'en avais fait un peu à New York, une fois pour le dentiste, une autre fois pour dormir à l'hôtel Chelsea.»
Après l'Asie, elle a posé son baluchon en Australie. Toujours sans argent, sans carte de guichet ni carte de crédit. «Là, j'ai élargi ce que je troquais. J'ai eu des billets de spectacle, un vélo, des vêtements, des billets d'avion.» Elle ne traite pas directement avec les compagnies aériennes, elle fait du troc indirect par l'entremise d'une personne qui paye la facture en échange d'un tableau.
Elle s'est presque dessiné un tour du monde, a visité la Malaisie, la Thaïlande, Bali, la France, l'Espagne, la Corée du Sud, le Japon, Hawaii et l'Ouest canadien. Tout ça sur le bras qui tient le pinceau. «Pour moi, ce n'est pas tant de voyager sans argent que de voyager avec l'art. Je le mets où il n'est pas.»
En Malaisie, elle a fait le même coup qu'à La Malbaie, cinq mois nourrie, logée, blanchie, au Vistana, un trois étoiles et demie. Si vous y allez, les oeuvres que vous verrez sur les murs du hall et du restaurant ont été faites par Nadia. «J'ai fait beaucoup de mosaïques avec de la céramique, des coquillages, du sable.»
Quand elle a décidé de revenir au Québec il y a un an, elle a d'abord pensé que la formule ne survivrait pas ici, qu'elle allait devoir se trouver une job, comme tout le monde. «Je me suis dit : "Pourquoi j'arrêterais?" Et j'ai continué. Ça marche super bien, même si, en Occident, on n'a pas la même notion du partage. Je suis vraiment surprise de voir l'ouverture des gens; des fois, ils ne veulent même rien en échange!»
Mais, des fois, ça ne marche pas. Elle a essayé autant comme autant de prendre l'autobus à Québec, rien à faire. «Je me suis essayée pendant tout un après-midi, ça n'a pas marché. À la fin, je suis entrée dans l'autobus, et j'ai offert à quelqu'un de lui faire son portrait pour 3,25 $. Il y avait un monsieur qui avait 2 $, quatre jeunes en arrière qui avaient 1,25 $.» Elle a fait deux portraits pour le prix d'un.
À la pharmacie aussi, ce n'est pas de la tarte.
Depuis cinq ans, elle a eu droit à toutes les réactions. «Les gens sont surpris au début, ils pensent que c'est une joke. Il y en a qui répondent que ça ne se fait pas», qu'on ne peut pas vivre en échangeant des peintures pour de vraies choses, qui ont un vrai prix. «Ce sont souvent des gens qui ne font pas ce qu'ils aiment.» Elle sourit et va ailleurs, jusqu'à ce qu'on lui dise oui.
C'est comme ça qu'elle s'est «dessiné» deux livres de poésie à la librairie Pantoute, un souper pour deux personnes au Bonnet d'âne. «Ça prend du temps, mais j'arrive à combler tous mes besoins par l'art. Il faut être toujours alerte, mais c'est excitant. Chaque échange est une rencontre, une histoire, une célébration de l'art.»
Ça lui arrive aussi d'avoir le goût de faire chik-a-chik, de prendre des vacances du troc. «Des fois, je vais passer une semaine chez des amis, je me laisse gâter.» Elle vient aussi de «réactiver son compte en banque, même s'il n'y a rien dedans. Ici, je pourrais vendre quelques tableaux, ne serait-ce que pour payer l'autobus, la pharmacie et le matériel de peinture. Je pense à une formule hybride.»
Elle pense aussi à repartir, avant longtemps, avec son nouvel amoureux. À 40 ans, Nadia a le goût de l'océan. «J'aimerais naviguer en voilier sur le Pacifique. Je ne sais pas comment ça va arriver, mais je sens que ça commence à se tramer.»
Elle repartira comme elle est arrivée, avec un petit sac à dos et un sac rempli de couleurs et de pinceaux.
Il en a 45. Il est passé par toutes sortes de phases en 12 ans, la tristesse, la colère, l'acceptation. Là, il a dépassé l'acceptation, il est rendu au bout où il en rit. Il fait des capsules vidéo pour raconter les hauts et les bas, surtout les bas, de sa vie de parkinsonien. Et pour donner de sages conseils.
Si vous invitez un parkinsonien chez vous, débouchez la bière que vous lui offrez. Sinon, il va passer 15 minutes à se battre avec, à essayer de coordonner la main qui agrippe la bouteille et celle qui dévisse le bouchon. Quand il va finir par y arriver, la bière jaillira comme un geyser, dans un gros «sploutch».
Ça lui est arrivé.
Ne servez pas de soupe aux légumes.
S'il fait beau soleil, invitez-le sur les Plaines, pas à la Baie de Beauport. Une canne dans le sable, ça enfonce.
N'allez pas non plus avec lui aux États-Unis, surtout si c'est lui qui conduit. Si jamais le douanier le fait descendre de l'auto, qu'il titube et qu'il est pris de tremblements, qu'il a une valise remplie de médicaments, vous devrez prendre son mal en patience. Si vous êtes chanceux, vous pourrez traverser.
Ne lui demandez pas de prendre une photo.
Marco déteste les téléphones intelligents. «J'ai de la misère à taper sur un clavier de trois pieds par deux pieds. Tu veux que j'envoie un message texte? Tu veux que je le sorte de ma poche quand il sonne? Moi, ce que j'aime, c'est le bon vieux téléphone, avec juste deux applications : répondre et raccrocher.»
Marco déteste aussi «les produits sur lesquels est écrit : ne pas brasser avant l'ouverture. Asti!»
Depuis un mois, Marco a fait 18 capsules dans lesquelles il raconte ses péripéties de parkinsonien. Il en dépose une chaque lundi sur Facebook et YouTube, vous les trouverez en tapant «Ma vie Asti». Marco fait ça avec un alter ego français, Frédéric Bellanger, qui partage cette rare capacité d'autodérision. Chacun de son côté de l'Atlantique, les deux hommes y vont de monologues intimes.
Ne leur parlez pas d'enfiler un condom.
Ne leur parlez pas d'enfiler un hameçon.
Marco en profite pour mettre le doigt sur les bobos du système, comme le soutien à domicile. Quand le médecin lui a suggéré de demander de l'aide pour le ménage, Marco a appelé au CLSC. «Ça a pris deux ans avant qu'on vienne évaluer mes besoins, un an de plus avant de recevoir les services. Ils m'ont évalué mes besoins à 22,5 heures par semaine, j'en ai trois à six dans les faits. Ils n'ont pas de budget.»
Marco passe ses journées à la maison à s'occuper de sa petite Clara, deux ans, pendant que la maman est au boulot. «Ma blonde vient sur l'heure du midi pour que je fasse une sieste et, quand je me lève, je commence à préparer le souper! Tout ce que je fais est très long, il faut que je le fasse à mon rythme.»
Le Parkinson, ça fatigue en asti.
Il a une grande fille de 18 ans, savait dans quoi il s'embarquait quand il a décidé d'avoir un enfant. Il avait le goût, sa blonde aussi, ils ont fait fi du Parkinson. Marco en a fait une capsule. «Oui, c'est possible d'avoir un enfant. Il y en a qui vont te juger, mais c'est à toi de décider. Juste à ne pas prendre le bébé tout de suite après la naissance, ils vont penser que t'es en train de le shaker!»
Les parkinsoniens, en général, font de l'insomnie. Un match parfait quand bébé ne fait pas ses nuits.
Quand je suis allée voir Marco, Clara était là, petite blonde toute tranquille. Elle m'a apporté sa doudou, puis une petite boîte en plastique vide, dans laquelle il y avait des médicaments. Il n'y a plus aucun médicament dans la maison. «Avec l'accord de mon médecin, j'ai arrêté de les prendre, ils ne faisaient plus effet. Je ne sais pas comment la maladie va évoluer, je vis au jour le jour.»
Marco a fait la paix avec le Parkinson. «Il ne faut pas s'arrêter, il ne faut pas se mettre de barrières. Il faut faire ce dont on a envie.» Tant que ça n'implique pas d'enfiler des perles sur un fil, de lacer des souliers, de manger des arachides. «Ils ont remarqué que le Parkinson disparaît quand le cerveau fait quelque chose qu'on aime. Les chercheurs essayent de savoir pourquoi.»
Le contraire est aussi vrai.
Entre deux brassées de lavage, Marco fait ses capsules, il organise aussi des spectacles pour ramasser de l'argent pour offrir des services aux parkinsoniens. Il a développé le concept des «shows parkinson métal», voilà un style musical qui sied bien à la maladie, qu'on peut danser en shakant. Il organise aussi des shows blues.
Il a été impliqué dans la Société Parkinson du Québec, s'amuse à dire qu'il en été la «mascotte», lire le porte-parole. «Je ne sais pas pourquoi cette maladie-là est arrivée dans ma vie, mais c'est elle qui m'a forgé. Elle m'emmène à vouloir changer les choses, avec mes valeurs à moi.»
Cette fois, il a choisi l'humour, au risque de froisser. À part le Parkinson, rien ne le fait trembler.