À 52 ans, Diderot n’avait pas l’habitude de porter un vêtement d’intérieur aussi raffiné. Il avait toujours vécu modestement.
Mais, pour s’extirper d’une mauvaise passe financière, le célèbre encyclopédiste avait accepté de vendre le contenu de sa bibliothèque à l’impératrice de Russie, Catherine II.
En échange, il avait obtenu une rente annuelle largement suffisante pour effacer ses soucis pécuniaires. Pour la première fois de sa vie, Diderot s’autorisait du luxe. Si bien qu’il sacrifia volontiers sa vieille robe de chambre lorsqu’il en reçut une nouvelle en cadeau.
C’était l’amorce d’une perturbation. Diderot réalisa que l’«écarlate intruse» s’agençait mal à son humble ameublement. «Tout est désaccordé. Plus d’ensemble, plus d’unité, plus de beauté», écrit-il dans son essai Regrets sur ma vieille robe de chambre.
Diderot remplaça donc sa chaise de paille, sa table de bois, sa tapisserie et la planche de sapin qui servait de support à quelques livres. Graduellement, il sentit le besoin de réaménager complètement son bureau. L’«impérieuse écarlate» avait ses caprices. «J’étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre, écrit Diderot; je suis devenu l’esclave de la nouvelle.»
Plus de deux siècles plus tard, on peut encore se reconnaître dans les tourments de Diderot. On peut aussi comprendre pourquoi le Vendredi fou n’est peut-être pas une aubaine si incroyable que ça.
Les objets qu’on achète en solde finissent toujours par s’entourer de copains. T’achètes une nouvelle poupée pour les enfants et bien vite ils te demandent les accessoires qui viennent avec. T’achètes une planche à neige et tu réalises que ton manteau d’hiver n’est pas adapté pour les pentes. T’achètes un nouveau divan et tu songes à métamorphoser ton salon au complet.
Le problème, évidemment, c’est que cette accumulation coûte cher, encore plus si on s’endette pour la payer. Il y a une scène fabuleuse dans le film Le Mirage, de Ricardo Trogi, où le couple joué par Louis Morissette et Julie Perreault se picosse sur de récentes dépenses. On apprend notamment que monsieur a allongé 45 000 $ pour une cuisine dans laquelle il fait réchauffer du pâté chinois et assemble des sandwichs au jambon.
Puis, la caméra défile sur les autres possessions du duo et celles d’un couple d’amis, avec les prix assortis : foyer double-face (2999 $); canapé d’angle (3299 $); coussins pour le divan (189,99 $ chaque); t-shirt Polo sport (79,99 $); montre en acier inoxydable (1200 $). Clairement, cette bande-là ne magasine pas chez Winners ou Ikea. Ils cherchent du haut de gamme à l’unisson.
En 1988, l’anthropologue canadien Grant McCracken a été le premier à parler de l’«effet Diderot» pour décrire notre tendance à harmoniser nos possessions selon une certaine «cohérence culturelle». On veut être matériellement cohérent avec le statut social qu’on souhaite projeter. On porte des vêtements griffés, on écarte certains types de voitures, on achète des vins à la SAQ seulement au-dessus d’un seuil arbitraire.
Je me demande ce que Diderot aurait pensé du Vendredi fou? Il nous aurait sans doute mis en garde contre le mirage des soldes, contre la spirale dépensière qui suit notre soumission aux aubaines. Il nous aurait peut-être parlé de l’insatisfaction qui remonte à la surface après l’excitation d’avoir déniché un téléviseur dernier cri en rabais.
Heureusement, on peut encore lire l’essai de Diderot sur Internet. On serait sans doute nombreux à bénéficier de sa sagesse. Après tout, le titre complet de son essai est : Regrets sur ma vieille robe de chambre. Ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune.