De l'esprit des lieux: l'art qui révèle, des coursives au chœur

Marie-Claude Gendron, Annie Charland Thibodeau et Sarah Thibault, dans l’église Saint-Charles-de-Limoilou

Pendant que deux sculpteures, une performeure et une journaliste discutent de l’exposition en chantier dans les coursives de l’église Saint-Charles-de-Limoilou, les acrobates de Machine de cirque répètent dans la nef. Si l’ancien lieu de culte, désacralisé en 2012, n’accueille plus de fidèles, il est toutefois un havre de création privilégié pour les artistes attirés par l’architecture grandiose du lieu.


Lasses de déguiser des lieux de location pour les faire ressembler à des espaces d’exposition classiques, Sarah Thibault et Annie Charland Thibodeau ont décidé de créer le collectif En-pouvoir pour organiser et présenter des projets collectifs, ancrés dans des endroits singuliers. Plus question de maquiller l’architecture et le passé des locaux ; elles souhaitent plutôt en révéler l’histoire et la charge symbolique.

Pour leur premier projet, qui a connu quelques écueils et modulations depuis deux ans pour les raisons que l’on connaît, elles ont jeté leur dévolu sur l’église Saint-Charles-de-Limoilou, où les nouveaux locataires officiels les ont accueillies avec enthousiasme pour une cohabitation de quelques semaines.

Les coursives, cet espace déambulatoire suspendu au deuxième étage, entre les colonnes et les vitraux, les a séduites.

«On vient border la nef, on n’est pas dans une vue frontale qui intervient et transforme l’espace. On fait des échos délicats à ce lieu déjà chargé», indique Annie.

L’architecture toute en élévation et en symétrie a été réfléchie pour que le visiteur regarde instinctivement loin devant lui et vers le haut. «Il y a une ligne claire, une intention architecturale forte», souligne l’artiste.

Des éléments de la sculpture de Sarah Thibault

D’un côté, Sarah Thibault a réorganisé les bancs d’église pour en faire des socles triangulaires. Elle y a disposé des drapés bleu ciel qui évoquent le voile de la Vierge et créent un rappel chromatique avec les scènes peintes qui ornent le plafond.

Sur des coussins de velours qui portent des imprimés aux motifs de ciel, des gâteaux en rosaces aux motifs élaborés, des madeleines et des pains de ménage qu’elle a laissé sécher jusqu’à ce qu’ils soient durs comme de la pierre s’élèvent comme des offrandes.

Des éléments de la sculpture de Sarah Thibault

Celle qui a feint à merveille l’ostentatoire et les dorures dans ses œuvres (pensons à l’arche dorée, faite de pains baguette, placée sur le parvis de l’église Saint-Roch dans le cadre des Passages insolites) pouvait difficilement rivaliser avec l’ornementation de l’église. «J’ai donc mêlé des éléments du sacré et des éléments de l’espace domestique pour montrer que le travail domestique a de la valeur, même s’il est rarement glorifié et souvent féminin», explique-t-elle.

Deux silences blancs

De l’autre côté de l’église, Annie Charland Thibodeau a disposé au sol deux plateaux hexagonaux — une forme qui l’attire depuis sa maîtrise en Islande et qui fait écho à l’abat-voix, le petit dôme au-dessus de la chaire qui renvoyait la voix du prêtre vers les fidèles.

Les sculptures agissent comme deux silences blancs, posés là, qui mettent l’accent sur la vertigineuse verticalité du lieu.

Annie Charland Thibodeau, <em>II (Ce que nous édifions)</em>, 2021, diffusé à Tunglið Art Space, Reykjavík, une première version du projet qu’elle présentera à l’église, où le blanc dominera.

Leur surface de bois arbore un faux fini de marbre. «Au centre, où l’on croirait qu’il y a quelque chose à ériger, il y a plutôt un creux, une inflexion», fait remarquer la sculpteure.

En contrepoint à ces sculptures «silencieuses», basses et très près du sol, Carol-Ann Belzil-Normand a récité haut et fort, lors du vernissage, sa poésie écrite sur les lieux mêmes de sa déclamation.

Elle en laissera des extraits, comme de la ponctuation autour des œuvres de ses consœurs, pour la durée de l’exposition. «Son travail ramène la présence de la voix, qui ne résonne plus depuis que c’est désacralisé», note Annie.

Jetant les bases d’une performance au fil d’une résidence dans l’église, d’un séjour chez les religieuses et de discussions avec Annie et Sarah, Marie-Claude Gendron puise aux nombreux symboles — religieux ou non — qui l’interpellent.

«J’aime utiliser la charge symbolique d’un objet et la détourner, par exemple en utilisant des matériaux qui semblent lourds et en les soulevant facilement pour révéler leur légèreté», donne-t-elle en exemple.

Jonglant avec l’idée du vin, du voile, du cri, de la déambulation et avec l’envie de réagir, avec son corps, aux éléments architecturaux et aux fissures et effritements qui marquent les surfaces, la performeure écrira sur un tissu qui restera exposé après le vernissage.

Archive photographique prise lors de l’incendie du 3 décembre 1899, fonds Les Soeurs de la Charité de Québec, Biblothèque et archives nationales du Québec

Complétant cet alignement volontairement tout féminin, Mariane Stratis a utilisé une photographie prise lors de l’incendie qui a ravagé l’église le 3 décembre 1899 pour faire une impression sur chiffon aux teintes mauves. L’image d’archive recouvrira un des bancs de bois massif, qui tournera le dos à l’autel pour faire face aux vitraux qui percent la façade du bâtiment.

Image qui a servi pour l’impression qui fera partie de l’installation <em>Demeurer</em>, de Mariane Stratis

«Couvrir un banc anciennement destiné à recevoir son public est un geste qui édifie l’architecture de l’église Saint-Charles-de-Limoilou et ses anciens occupants», écrit l’artiste, qui rend hommage au public qui a fréquenté ce grand théâtre, qui renaît une nouvelle fois de ses cendres pour leur offrir ses portes.

L’exposition De l’esprit des lieux est présentée jusqu’au 18 novembre au 500, 8e Avenue, dans Limoilou. Il y aura une «Invitation à réfléchir» le 17 et un finissage le 18. Infos : www.facebook.com/events/1017922232111629