Si un meilleur accès aux soins et des services de première ligne constituent un enjeu prioritaire et urgent, il s’avère vain de réduire la cause du problème à une seule profession. Passons sous silence les méthodes plutôt brusques et l’artillerie lourde avec lesquelles on tente de mettre au pas les médecins de famille pour mieux comprendre «de l’intérieur» les raisons qui se cachent derrière les chiffres qui portent sur leur temps de travail. Pour mieux comprendre, il faut d’abord accepter que les médecins de famille ne soient pas que des médecins de famille; ils et elles sont aussi des individus, des citoyens, des mères, des pères, des ami.e.s, des proches aidants. Il faut aussi accepter que la société change et que le contexte dans lequel se pratique la médecine familiale n’est absolument plus le même qu’à l’époque où les médecins pouvaient se consacrer entièrement à leur carrière. Au cœur de ce débat se trouve toute la question non pas de la féminisation de la profession médicale, qui n’est en aucun cas un problème en soi, mais plutôt celle d’un système mal adapté aux réalités de la vie moderne et qui affecte tout particulièrement les femmes médecins, aujourd’hui majoritaires au sein de cette profession. Cette nuance est importante puisqu’elle change l’angle à partir duquel nous devons réfléchir aux problèmes (et aux solutions) de l’accès aux médecins de famille.
Mais qu’est-ce qui a changé au juste? Les travaux que nous menons depuis quelques années sur les transformations de la profession médicale, le rapport au travail et l’identité professionnelle des médecins de famille nous ont permis de constater comment les changements socioculturels que la société québécoise a connus au cours des dernières décennies ont affecté les manières de vivre le travail et les représentations de la médecine familiale. Parmi ces changements, notons une évolution importante des situations familiales. On retrouve désormais un nombre élevé de couples homogames parmi les médecins de famille, c’est-à-dire des couples dont les deux conjoints mènent une carrière avec un niveau de responsabilité important. Le modèle du médecin s’investissant sans relâche au travail pendant que sa conjointe prend en charge la sphère domestique s’est étiolé et ne constitue plus le modèle d’engagement dominant des femmes et des jeunes générations de médecins. Un autre changement important concerne les valeurs à l’égard du travail. On observe l’émergence de nouveaux modèles d’orientation au travail davantage axés sur la quête d’un meilleur équilibre de vie et des aspirations à se réaliser à la fois au travail et dans les autres domaines de la vie. Les jeunes et les femmes médecins sont de plus en plus nombreux à revendiquer des identités plurielles et à se définir à partir de leurs différents rôles sociaux.
Le modèle «masculin» traditionnel
Et qu’est-ce qui n’a pas changé? Le modèle dominant de la disponibilité permanente au travail, qui constitue le modèle «masculin» traditionnel, demeure encore très présent dans la culture médicale, dans les représentations de la profession et dans les attentes des gouvernements et du public à l’égard des médecins. Être un «bon médecin» se définit en termes de nombre d’heures travaillées, de patients vus dans une journée et de «patients inscrits».
Tout autant de critères qui s’inscrivent dans une vision somme toute entrepreneuriale de la médecine, ce que les mesures préconisées actuellement semblent vouloir accentuer davantage. La philosophie humaniste des soins et la qualité des soins apparaissent comme autant d’angles morts générés par un discours axé sur le rendement, lequel ne capte qu’une infime partie d’une réalité beaucoup plus complexe. La distribution inégale des responsabilités domestiques et familiales dans les couples constitue un autre élément qui demeure assez constant dans le temps. Malgré une certaine amélioration chez les plus jeunes notamment, nombreuses sont les femmes médecins qui déplorent être encore celles sur qui reposent la plus grande partie des responsabilités familiales, et ce, même dans certaines situations où ce sont elles qui détiennent un plus haut niveau de responsabilités professionnelles. Toutes les femmes médecins que nous avons rencontrées dans nos recherches ont rapporté un investissement temporel très important en début de carrière, de même qu’une identification forte à la profession médicale. C’est le cumul des responsabilités dans le temps, l’usure, la fatigue et des contextes de travail peu favorables à la conciliation des différentes responsabilités professionnelles et familiales qui les amènent au fil du temps à limiter la place du travail dans leur vie. Cette situation ne peut être interprétée comme relevant d’un choix essentiellement individuel ou de couple; elle est le reflet d’inégalités de genre persistantes que l’on doit inviter dans ce débat.
Des solutions problématiques
Pourquoi cette situation nous inquiète-t-elle? Le discours actuel et les solutions prônées pour remédier au problème de l’accès aux médecins de famille sont problématiques sur plusieurs aspects. D’abord, cela accroît la pression sur de nombreuses femmes médecins qui tentent, souvent difficilement, de concilier le travail et les responsabilités familiales. Des études montrent que chez les femmes médecins, la cause de l’épuisement professionnel est plus souvent associée au conflit travail-vie familiale. De plus, la pression qui est exercée sur les médecins individuellement risque de nuire aux efforts consentis jusqu’à maintenant pour favoriser une meilleure collaboration entre les professionnels. Collaborer efficacement exige du temps. Dans un contexte où le temps manque cruellement, chacun se replie sur ses tâches spécifiques et c’est l’usager qui s’en trouve perdant. Dans un contexte où les problèmes sociaux et de santé sont de plus en plus complexes en raison notamment du vieillissement de la population, de l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques et des problèmes de santé mentale, il s’avère crucial de penser à des modèles de soins davantage structurés sur le travail d’équipe et la collaboration interprofessionnelle. Les travaux que nous menons dans le cadre d’autres recherches, notamment sur les IPSPL, indiquent que ce sont des voies prometteuses pour penser l’amélioration de l’accès. Finalement, dans tout ce qui se joue actuellement et que l’on tente de réduire à une question de chiffres, c’est le sens au travail et la reconnaissance qui est au cœur des enjeux. Sans ces deux ingrédients qui fondent l’engagement au travail, les risques de démobilisation nous apparaissent bien réels. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre et de crise sanitaire, la valorisation de tous les travailleurs de la santé serait un meilleur gage de succès pour relever le périlleux défi de l’accès aux soins et aux services.
Nancy Côté, Département de sociologie, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Centre Vitam
Charles Fleury, Département des relations industrielles, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Vitam
Andrew Freeman, Département de réadaptation, faculté de médecine, Université Laval, Centre Vitam
Hubert Doyon, étudiant à la maîtrise, département de sociologie, Université Laval