Maison Chevalier, la fin d’une époque

Au fil des ans, l’Hôtel Chevalier et le quartier dont il a scellé le destin patrimonial sont devenus des chantiers-écoles, pour ainsi dire: c’est là qu’on a appris à restaurer du patrimoine, qu’on a appris à le protéger, qu’on a appris à le valoriser, qu’on a ouvert un champ nouveau du savoir et du rôle de l’État.

POINT DE VUE / Comme plusieurs, nous avons appris avec stupéfaction la vente au Groupe Tanguay de la Maison Chevalier, immeuble patrimonial aux portes de la place Royale, à Québec. Nous aimerions ajouter, au concert d’inquiétudes soulevées, quelques observations qui, pour nous, rendent plus choquante encore cette transaction, quelle que soit la protection légale qui puisse possiblement contrôler l’apparence de l’immeuble en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel.


Précisons d’abord quelques faits. Comme cela a été évoqué, la Maison Chevalier a en effet été acquise en 1956 par l’État québécois, plus précisément par la Commission des monuments et sites historiques, alors représentée devant le notaire par son président, Paul Gouin. Cet épisode n’a rien de banal; le gouvernement de Maurice Duplessis avait en effet expressément, quelques mois auparavant, modifié la Loi sur les monuments historiques afin de permettre à l’État d’acquérir, y compris par expropriation, des immeubles jugés être d’une valeur patrimoniale exceptionnelle. De concert avec l’historien et sous-secrétaire d’État Jean Bruchési, c’est Gérard Morisset, alors secrétaire de la Commission des monuments historiques, qui avait attiré l’attention sur l’immeuble, comme sur un phare dans un quartier en déliquescence: «construit à l’époque la plus brillante de notre architecture», l’Hôtel Chevalier, comme il l’appelait, «est si typiquement français qu’il serait parfaitement à sa place, même qu’il serait remarqué dans l’une des villes de France», écrivait dans La Patrie ce père de l’institution patrimoniale québécoise.

Dans l’esprit de Morisset, l’Hôtel Chevalier était à Québec – d’où ce nom qu’il prêtait à l’immeuble – l’équivalent des hôtels particuliers de ce fameux quartier parisien du Marais, que l’État français s’apprêtait à restaurer de fond en comble, sous la gouverne d’André Malraux, ministre des Affaires culturelles. Il a certainement eu un rôle tout aussi important dans l’histoire du patrimoine au Québec que l’intervention de Malraux dans celle du patrimoine de la France. Acquis par des moyens extraordinaires et restauré avec grand soin par l’architecte André Robitaille (une autre première dans l’histoire du Québec), l’Hôtel Chevalier a en effet inauguré et rendu possible, dans l’opinion publique et pour l’État québécois, l’immense chantier de restauration de la place Royale – qui a d’ailleurs, semblablement, pris appui sur une série d’expropriations. Les Québécois étaient si fiers de leur Hôtel Chevalier, cet immeuble français dont la restauration «à la française» confirmait le fait français de ce côté de l’Atlantique, qu’ils ont convié nul autre qu’André Malraux à le visiter, en 1963, avant même d’en faire l’inauguration officielle.

Au fil des ans, l’Hôtel Chevalier et le quartier dont il a scellé le destin patrimonial sont devenus des chantiers-écoles, pour ainsi dire: c’est là qu’on a appris à restaurer du patrimoine, qu’on a appris à le protéger, qu’on a appris à le valoriser, qu’on a ouvert un champ nouveau du savoir et du rôle de l’État. Il n’est certainement pas exagéré d’avancer que ce navire amiral du fait français en Amérique a créé l’institution patrimoniale que nous connaissons au Québec et a durablement marqué l’idée que les Québécois se font de leur patrimoine, en plus d’avoir transformé à jamais le paysage de ce secteur de la Vieille Capitale, au grand bonheur des centaines de milliers de visiteurs qui y découvent avec ravissement le berceau de l’Amérique française. Sans Hôtel Chevalier, il n’y aurait probablement pas eu de Vieux-Québec, ou en tout cas pas le même. Et probablement pas d’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Le poids de ce symbole, porte d’entrée physique mais aussi mémorielle du Vieux-Québec, vaut beaucoup plus que les quelque 2,2 millions de dollars qu’aurait payé le Groupe Tanguay, qui sont aussi peu de chose face aux dizaines de millions de dollars investis dans l’immeuble par l’État québécois, y compris ces toutes dernières années, depuis que le Musée de la civilisation en a la charge. Mais cette transaction douteuse n’est pas un simple «flip» qui a mal tourné. Si cette importance patrimoniale établie dès les début des années 1950 justifiait des mesures aussi radicales que l’expropriation, on aurait pu s’attendre à ce que l’acquisition par l’État soit irréversible, c’est-à-dire que la Maison Chevalier et la place Royale, avec laquelle elle forme un tout indivisible, soit à jamais propriété de l’État; c’est, après tout, le fondement du principe de domanialité qui préside, en France comme au Québec, à l’action publique en matière de patrimoine. Il semble en effet grossièrement inéquitable que l’État puisse ainsi un jour dépouiller un propriétaire privé de ses droits pour, quelques années plus tard et ayant valorisé l’immeuble de la manière que l’on sait maintenant, céder ces droits à un autre propriétaire privé. L’argument de la redondance de l’immeuble dans la besace des mètres carrés de l’État et de ses mandataires ou parmi d’autres lieux d’exposition qui conviendraient mieux aux normes actuelles est donc, au mieux, inapproprié, puisqu’il aurait alors pu simplement convenir de remettre la Maison à la SODEC, qui administre les autres immeubles de la place Royale. Au demeurant, on a tout récemment fait la démonstration, avec les rénovations de grande envergure qui ont modernisé l’Hôtel du Parlement, que l’ingéniosité pouvait sauver de tels symboles.

Un patrimoine qui donne un sens

Nous ne sommes donc pas opposés à la possession par des propriétaires privés du patrimoine, bien au contraire. Et il semble bien évident que le nombre d’immeubles patrimoniaux du Québec est maintenant beaucoup trop important pour qu’ils passent tous sous la propriété de l’État. Mais il y a des choses qui ne se privatisent pas. Ici, c’est le cœur qu’on brade; c’est ce patrimoine qui donne sens à tous les autres. Après la Maison Chevalier, pourquoi ne pas vendre les maisons de la place Royale, à commencer par la Maison Hazeur, aussi confiée au Musée de la Civilisation et fermée au public depuis quelques années? Et que penser du sort qui attend le Monastère des Ursulines (Québec) et le Séminaire de Saint-Sulpice (Montréal), si l’État parvient à passer son message de désengagement? C’est certainement un très mauvais exemple que de se débarasser avec autant d’insouciance d’un patrimoine si précieux au lieu de s’appliquer à sa mise en valeur pérenne, sachant qu’en cette matière, l’entreprise privée n’offre aucune garantie, encore moins peut-être lorsqu’elle est plus connue pour l’architecture clinquante de ses magasins que pour son intérêt pour l’histoire. On peut aussi se demander ce qu’il restera bientôt à défendre de la langue française quand les marques les plus tangibles de son histoire et de sa reconquête sont ainsi dédaignés.

Renouveler le discours

Certes, cette crise, qui rappelle le peu de confiance que les Québécois ont dans leur passé (d’où l’idée de repartir en neuf, cette fois avec les Espaces bleus, quitte à abandonner tout ce qui a été fait auparavant), remet en lumière notre incapacité chronique à renouveler les discours patrimoniaux (ce qui donne du sens au patrimoine) pour faire en sorte que le patrimoine soit et reste, avec l’évolution de la société, un projet commun. Malgré les recommandations bien étayées du Vérificateur général du Québec, il s’agit là d’un problème structurel, culturel et politique, que des aménagements techniques ou législatifs ne règleront pas. En fait, cette crise traduit une abdication plus profonde qui risque plutôt d’empirer les choses. 

L’on sait en effet, et c’est ce qui, avec la domanialité, fonde notre institution patrimoniale, que le caractère public d’un immeuble est un levier de choix dans son devenir patrimonial, et plus encore dans sa possibilité de s’imposer dans un imaginaire collectif bien plus kaléidoscopique qu’il ne l’était autrefois. C’est ce qui animait le législateur lors de l’adoption de la Loi sur les monuments historiques en 1956, et c’est cet esprit qui se profile toujours derrière la mesure du «classement» qui figure à notre Loi sur le patrimoine culturel, bien que ceux qui l’administrent ne semblent pas l’avoir saisi. C’est un tel statut public qu’on a, en effet, donné à la Maison Chevalier et à la place Royale, en considérant que leur valeur symbolique était plus grande que ce que pouvait encadrer le contrôle de l’apparence par le simple classement. C’est donc de ce statut public du patrimoine qu’on se désiste aujourd’hui. D’où le risque pour tout le reste. Ou en tout cas pour tout ce que, jusqu’à aujourd’hui, nous appellions du patrimoine.