Québec veut orienter les étudiants vers des programmes «plus payants»

Le premier ministre François Legault en compagnie de la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann.

Québec s’apprêterait à réformer le milieu universitaire en orientant davantage les jeunes vers les programmes dits «plus payants ou hautement spécialisés». Déjà, des voix s’élèvent : certains craignent que cette réforme se fasse au détriment des programmes de sciences humaines et sociales.


Dans une rencontre à huis clos tenue en juin avec les recteurs de la province, François Legault a fait part de son désir d’arrimer davantage l’enseignement aux besoins du marché. L’une des solutions proposées serait de convaincre les jeunes de se tourner vers des programmes d’avenir, dont les finances, le génie et l’intelligence artificielle, en leur offrant des bourses.

En orientant ainsi les étudiants, des programmes de sciences humaines et sociales seront inévitablement délaissés, craignent des intervenants bien au fait du dossier. Est-ce que Québec augmentera le financement aux universités pour mettre en place cette nouvelle stratégie? Impossible de le savoir. Le bureau de la ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, a refusé d’accorder une entrevue sur le sujet.

«Il s’agissait d’une rencontre privée, non ouverte aux médias. Par conséquent, je ne peux pas vous dire ce qui a été présenté aux recteurs», a répondu par courriel sa directrice des communications, Valérie Chamula Pellerin.

Selon ce qu’il a été possible d’apprendre, le premier ministre aurait aussi indiqué aux recteurs qu’une plus grande reddition de comptes, notamment avec des enveloppes dirigées, serait à venir. Cela va à l’encontre de ce qu’exigent depuis quelques années les universités, qui réclament une plus grande latitude dans l’orientation de leurs dépenses.

Le recteur de l’Université de Sherbrooke, Pierre Cossette, est président du Bureau de coopération interuniversitaire. Il confirme que les recteurs ont rencontré le premier ministre et la ministre de l’Enseignement supérieur, en juin. «Nous avions demandé une rencontre à haut niveau pour parler, oui, du financement, mais aussi des zones d’innovation et du rôle des universités. Aucune décision n’y a été prise.»

Le recteur de l’Université de Sherbrooke, Pierre Cossette

Les Coops de l’information ont contacté plusieurs autres recteurs, mais aucun d’entre eux, outre M. Cossette, n’a voulu commenter publiquement le dossier.

«Marchandisation» du savoir

En coulisses, des intervenants du milieu s’inquiètent de cette vision qu’ils qualifient de «marchandisation» du savoir. Une vision plus commerciale de l’éducation qui n’est pas sans rappeler la réforme japonaise qui a causé la fin de certains programmes en sciences humaines et sociales. En 2016, dans le but de relancer son économie, le gouvernement japonais avait ordonné la fin de certains programmes qu’il jugeait moins utiles pour la société. 

Sans dire que Québec utilise le même chemin, certains croient que ça mènera au même résultat. «À court terme, cette vision peut aider la société et répondre aux besoins du marché. C’est sur le long terme qu’on en ressentira les conséquences. Les sciences humaines et sociales contribuent à la pensée critique d’une société», souligne une source bien au fait de la rencontre de juin, mais qui préfère conserver l’anonymat. 

Un haut dirigeant universitaire, qui souhaite lui aussi demeurer anonyme, voit toutefois d’un bon œil une réforme permettant de mieux arrimer les programmes aux besoins du marché du travail. À titre d’exemple, la durée de certains programmes pourrait être réduite ou accélérée. Les sessions d’été et les stages risquent d’être chose plus courante. Cette source ne craint pas la fin des programmes touchant les disciplines des sciences humaines et sociales, notamment la géographie, l’histoire, la politique, la linguistique pour ne nommer que ceux-ci. «Ça serait très mal vu au Québec de couper dans ces secteurs», dit-il.

Le recteur Pierre Cossette confirme que les discussions ont entre autres porté sur la pénurie de formations dans plusieurs domaines, comme celui des technologies de l’information, de même que sur les façons d’augmenter l’accessibilité, l’attractivité et la rétention.

S’il manque d’ingénieurs, d’infirmières, de professeurs, ce sont des préoccupations que les universités partagent. On l’oublie parfois, mais la pénurie de main-d’œuvre était très importante avant la pandémie.

Le gouvernement et les universités ont discuté de pistes de solution. «L’idée, c’est d’accroître les capacités. Il n’est pas question de délaisser certains domaines. Pour nous, il est important de réaliser que les besoins de talents sont multiples. 

«Nous cherchons aussi à revoir la reddition de comptes, poursuit-il, non pas pour resserrer les contrôles, mais pour éliminer les choses impertinentes.»

Inspirée des «contrats de performance»

Plusieurs intervenants du milieu universitaire considèrent que cette possible refonte semble constituer la suite logique des «contrats de performance» que M. Legault avait mis en place au tournant des années 2000, alors qu’il était ministre de l’Éducation dans le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. À l’époque, certaines universités avaient accepté de ratifier ces ententes, qui encadraient notamment leur financement.

La mise en place de cette politique avait été le point de départ d’un bras de fer entre le jeune ministre qu’était François Legault et deux ténors du gouvernement Bouchard, soit Bernard Landry et Jacques Léonard. Le ministre des Finances et le président du Conseil du trésor souhaitaient en effet sabrer dans les 400 millions $ promis aux universités. Opposé à cette vision, François Legault avait menacé de démissionner et suspendu la ratification des contrats avec les universités. Une intervention du premier ministre Bouchard avait été nécessaire pour régler le conflit entre les trois hommes politiques.

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QUÉBEC-ONTARIO: MÊME COMBAT

Tant les universités québécoises qu’ontariennes doivent s’arrimer avec les industries de pointe, selon un chercheur ontarien et l’innovateur en chef du Québec.

Une récente étude de l’École de gestion Telfer de l’Université d’Ottawa révèle que la course spatiale, par exemple, peut devenir accessible au plus grand nombre grâce à de meilleurs partenariats industriels et académiques. Le professeur Wadid Lamine y fait la lumière sur l’entrepreneuriat dans le secteur spatial européen. «L’innovation ne prend réellement son envol que quand les politiques, les entreprises et les universités créent des alliances», explique-t-il.

Au Québec, ce genre de collaboration entre les industries de pointe et les universités se multipliera dans les prochaines années. L’an dernier, le gouvernement provincial a nommé un «innovateur en chef» dont la mission est de «dynamiser le développement de l’innovation au sein des entreprises».

Cet innovateur en chef, Luc Sirois, prévoit que le gouvernement Legault «poussera» sur ce type de partenariat à très court terme. «Non, le gouvernement ne va pas financer “que” ces programmes [au détriment d’autres programmes comme les sciences sociales]. Mais effectivement, il va pousser sur ces partenariats. On a un rattrapage à faire sur Israël, l’Allemagne ou les États-Unis. On pense à l’Ontario, aussi, où c’est vraiment solide et ça bouge vite. Ce n’est pas de pénaliser la recherche fondamentale au profit des programmes [développés avec le secteur industriel]. Les récents vaccins contre la COVID, nous ne les aurions jamais eus [en un an] sans la recherche fondamentale. Il faut être conscient de cela.»

Louis-Denis Ebacher, Les Coops de l’information