«J’ai eu ma leçon»: la roulette russe du fentanyl

Assis sur le bord d’un trottoir près de l’Hôpital du Saint-Sacrement, à Québec, Jonathan* peinait à respirer. Il ne voulait pas entrer à l’urgence. Mais, au cas où, il a écrit un mot au crayon-feutre sur le dos de sa main : «fentanyl».


«Je me suis dit : “si je wipe, si je tombe sans connaissance, ils vont tout de suite savoir c’est pourquoi», raconte-t-il.

Ce jour-là de janvier, en pleine pandémie, ce n’est pas la COVID-19 qui entravait la respiration de Jonathan, mais l’héroïne mauve qu’il s’était injectée seul dans son appartement du quartier Montcalm.

L’héroïne mauve contenait du fentanyl, un opioïde de synthèse jusqu’à 40 fois plus puissant que l’héroïne. 

Durant une heure, Jonathan, un étudiant à la maîtrise à l’Université Laval au début de la trentaine, est resté assis au froid à essayer de contrôler sa respiration. Puis, ses poumons ont recommencé à gonfler normalement, et il est reparti vers chez lui.  

Depuis, il s’est promis de ne plus acheter d’héroïne mauve, qu’il se procurait chez un revendeur en banlieue de Québec. «À partir de ce moment-là, je me suis dit, fuck it, je le rappelle plus”».

Jonathan ne saura jamais s’il a frisé la surdose de drogue ce jour-là. Mais durant la pandémie, ils sont nombreux à avoir franchi cette ligne périlleuse. Dans la région de Québec, le nombre de surdoses non mortelles a plus que doublé en 2020, atteignant 205, selon les chiffres du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de la Capitale-Nationale.

La flambée se poursuit en 2021. Depuis janvier, il y a eu en moyenne 40 surdoses non mortelles par mois dans la région, alors qu’il y en avait en moyenne 3 ou 4 par mois entre janvier et mars 2020.  

Selon la santé publique, cette montée s’explique en partie par le fait que le CIUSSS a multiplié les efforts de sensibilisation auprès des organismes afin qu’ils signalent toutes surdoses. Mais la montée des surdoses pourrait aussi s’expliquer par une augmentation de la contamination des drogues vendues sur le marché illicite et la hausse de l’isolement des consommateurs.

Cocktails imprévisibles

En suivant ses patients durant la pandémie, Dre Violaine Germain, médecin au programme de traitement de la dépendance aux opioïdes du Centre de réadaptation en dépendance de Québec (CRDQ), a remarqué que la drogue provenant du marché illicite devenait de plus en plus imprévisible.  

«Ce qui est clair, c’est que la pandémie a amené des changements notables sur les substances qu’on retrouve dans la rue, dit-elle. [...] On a affaire plus que jamais à des produits avec des contenus et des doses inconnus, dit-elle. Les gens qui consomment, dans beaucoup de cas, ne consomment pas ce qu’ils croient consommer ou ne consomment pas ce qu’ils ont l’intention de consommer». 

Le fentanyl et ses analogues ont fait leur entrée dans à peu près toutes les familles de substances, a constaté la Dre Germain. «C’est même plus juste l’héroïne qui est contaminée avec du fentanyl, c’est rendu que même des speeds peuvent être contaminés au fentanyl. Des gens qui n’ont même pas l’habitude d’être des consommateurs d’opioïdes peuvent se ramasser avec du fentanyl à leur insu et, évidemment, en mourir.» 

Les dérivés de la morphine comme le hydromorphone et l’oxycodone, qui sortent des pharmacies et sont revendus dans la rue, sont des substances prévisibles, note Dre Germain. Les consommateurs savent généralement quelle quantité ils consomment et ce qu’il y a dedans.

Mais lorsqu’ils se tournent vers des drogues trafiquées par les réseaux criminels, tels que l’héroïne, la cocaïne et la métamphétamine, les consommateurs risquent davantage de tomber sur des substances contaminées, souligne Dre Germain. 

La contamination des drogues ne date pas d’hier, mais la fermeture prolongée de la frontière canadienne a perturbé le flux de drogues illicites. Les revendeurs qui cherchent à étirer leurs stocks sont plus susceptibles d’ajouter des adultérants potentiellement toxiques, ont constaté des services de police à travers le Canada. 

À Québec, le Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) a saisi en février des poudres mauves, roses, bleues et brunes lors d’une perquisition. La poudre granuleuse contenait un mélange d’héroïne et de fentanyl. Les enquêteurs de l’unité des stupéfiants du SPVQ s’étaient mis sur la trace de cette drogue après avoir reçu le signalement qu’un homme avait survécu à une surdose de cette drogue.

Fin avril, la Santé publique de la Capitale-Nationale sonnait l’alarme à propos de cocaïne contenant du fentanyl à la suite d’une surdose mortelle dans la région de Québec. Les analyses de la substance et du sang de la victime avaient confirmé qu’il s’agissait bien d’un mélange des deux substances.

Isolement et détresse

Jonathan est dépendant aux opioïdes depuis une douzaine d’années. Depuis 2013, il suit un traitement de substitution à la méthadone. Mais il a continué à s’injecter d’autres drogues. 

Avant de se retrouver au seuil de l’urgence de l’Hôpital du Saint-Sacrement, Jonathan consommait aussi de l’héroïne. Il était conscient que cette drogue était plus susceptible d’être contaminée au fentanyl. Mais il a pris le risque d’essayer l’héroïne que son revendeur lui proposait. «La dépendance est plus forte que le «rationnel»», dit-il. 

Avant la pandémie, Jonathan se donnait une certaine protection en s’injectant de la drogue en compagnie d’un ami. Les deux copains s’assuraient de ne pas consommer en même temps. Si le premier faisait une surdose, l’autre pouvait appeler le 911, et vice-versa.

Le confinement a fait sauter cette protection. «C’est qui est dommage, c’est qu’à cause de la maudite pandémie, je consomme tout seul, dit-il. Avant, bien souvent, je m’arrangeais pour être avec quelqu’un, mais là, je peux pas».

En pandémie, les messages de prévention des infections et ceux de la prévention des surdoses s’entrechoquent, estime Dre Germain. «Le message de la prévention des infections, ce qu’on entend tout le temps, c’est : "restez seuls chez vous". Le message en prévention des surdoses c’est : "ne consommez jamais seul"». Les consommateurs de drogue sont en quelque sorte déchirés entre les deux messages, souligne-t-elle. 

Le confinement a aussi fait augmenter la détresse chez des gens qui ont une dépendance à la drogue. «Je vois la santé mentale se détériorer, je vois la détresse augmenter, je vois la violence familiale et conjugale augmenter», dit Dre Germain.

Bandelettes

Jonathan souligne qu'il existe maintenant des bandelettes de détection pour vérifier la présence de fentanyl dans la drogue. La Santé publique de la région de la Capitale-Nationale encourage l’utilisation de ces bandelettes, qui sont disponibles auprès de l’organisme MIELS-Québec, de l’unité mobile de la Coopérative de solidarité SABSA et d’autres organismes collaborateurs.

Selon une étude publiée dans la revue scientifique Harm Reduction Journal, les bandelettes ont été utilisées avec succès dans un projet-pilote à InSite, le premier site d’injection de drogues supervisé légal en Amérique du Nord, à Vancouver. 

Les résultats de l’étude indiquent que 36 % des clients d’Insite qui ont utilisé les bandelettes avant de consommer la substance — et ont obtenu un résultat positif pour le fentanyl — ont rapporté qu’ils avaient l’intention de réduire leur dose. 

Selon le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, qui s’est intéressé à la question des bandelettes en 2017, les bandelettes comportent néanmoins des désavantages. Elle ne peut détecter que sept dérivés du fentanyl. Le risque de faux négatif est aussi un enjeu, selon le CISSS, notamment lorsque le test est effectué en milieu non contrôlé, en l’absence de personnel formé.

Face à l’augmentation des surdoses, l’organisme Point de repères, qui vient en aide aux toxicomanes à Québec, a acheté des bandelettes de détection du fentanyl l’été dernier et en distribue à ses usagers. Pour le directeur de l’organisme, Mario Gagnon, les limites à la fiabilité du test exigent de considérer ses résultats avec prudence. En même temps, «c’est vraiment un outil de promotion pour sensibiliser aux surdoses», dit-il.

La santé publique continue aussi à encourager les usagers à se procurer des trousses de naloxone, un médicament qui peut aider à la respiration pendant une surdose d’opioïdes. Les trousses sont disponibles gratuitement en pharmacie et chez certains organismes. 

Sorti de la rue depuis huit ans, Jonathan a tout de même gardé des amis qui consomment des drogues dures au quotidien. Au fil des années, il estime que plus d’une vingtaine de personnes qu’il a connues dans la rue ont perdu la vie à la suite de surdoses. Avec la présence exacerbée de fentanyl et la pandémie qui incite à consommer seul, il craint d’apprendre d’autres mauvaises nouvelles. 

Maintenant, Jonathan ne consomme que du Dilaudid et de l’hydromophecontin, des médicaments dérivés de la morphine. Il s’assoit sur son divan, écoute un documentaire sur YouTube et s’injecte la drogue dans un avant-bras. Mais plus question de retâter le fentanyl. «J’ai eu ma leçon avec l’héroïne mauve.»

*Le vrai nom de Jonathan a été modifié pour protéger son identité