Debout dans une salle d’audience de la cour municipale de Lévis, Julie* raconte comment son ex-conjoint l’a menacée, frappée et violée. Puis, elle l’entendra nier que c’était arrivé.
Une semaine plus tard, la juge prononce son verdict. Elle a cru le témoignage de Julie. En vertu de l’article 810 du Code criminel, elle ordonne l’émission d’un «mandat de paix». L’ex-conjoint doit s’engager à ne pas troubler l’ordre public pour un an, cesser de communiquer avec Julie et de se rendre chez elle, sauf pour le changement de garde des enfants.
À l’issue du procès, il n’y a pas de déclaration de culpabilité, pas de peine de prison. L’article 810 vise à prévenir un crime et non à le punir. Il n’entraîne pas de casier judiciaire.
Julie espérait néanmoins que l’engagement de son ex-conjoint allait mettre fin à son cauchemar. Mais la violence a continué, allègue-t-elle. Maintenant, Julie se sent trahie par le système de justice. Elle craint toujours pour sa vie. «S’il me tue, dit-elle, vous allez savoir pourquoi.»
Julie est loin d’être la seule à s’être retrouvée sur cette voie judiciaire. Le recours à la mesure 810 dans les situations de violence conjugale est de plus en plus grand au Québec, observe le Regroupement de maisons pour femmes victimes de violence conjugale dans une récente recherche chapeautée par des professeurs de l’UQAM et de l’Université de Montréal.
En conséquence, des hommes violents évitent des condamnations et leurs victimes sont mal protégées par le système de justice, estime le regroupement, qui compte 43 maisons partout au Québec. Après sept féminicides en deux mois au Québec, le recours à l’engagement 810 en violence conjugale doit être réexaminé, selon le regroupement.
«Le 810, c’était fait au départ pour régler des problèmes d’incivilité ou des problèmes de voisinage, dit Louise Riendeau, porte-parole du regroupement. Et ça a fini par être utilisé en matière de violence conjugale. Mais la violence conjugale, ce n’est pas un geste isolé, une fois, c’est vraiment une volonté d’un conjoint de maintenir son contrôle sur sa conjointe. Dans ces cas-là, c’est difficile de penser que, parce qu’on dit à quelqu’un “vous allez prendre un engagement de garder la paix”, ça va se faire de façon automatique».
«Je ne voulais pas briser ma famille»
Durant sept ans, Julie a entretenu une relation avec un homme dont elle a eu des enfants. Le couple s’est brisé plusieurs fois. Julie décrit son ex-conjoint comme un homme charmeur, alcoolique, toxicomane et violent. Dans un texte de plusieurs pages qu’elle a envoyé au Soleil et lors d’entrevues, elle a relaté les multiples fois où son ex-conjoint l’a dénigrée, volée, menacée, frappée et contrainte d’avoir des relations sexuelles avec lui.
Mais «chaque fois qu’il revenait, je le reprenais, écrit Julie. Chaque jour qu’il était là, il s’en prenait à moi d’une façon ou d’une autre. Les centaines de fois qu’il vivait ailleurs; parfois pour des jours, des semaines ou même des mois. Je le reprenais en me disant que je ne voulais pas briser ma famille [...] et que les enfants ne seraient pas en danger tant que je restais là».
Une succession d’événements l’a conduite à porter plainte à la police en 2019. Son ex, allègue-t-elle, a menacé de défoncer sa maison; il l’a forcée à lui faire une fellation; et il l’a frappée en sortant d’un lieu public, la laissant par terre, le nez en sang, jusqu’à ce qu’un bon samaritain la transporte à l’hôpital.
«Dernier recours»
Après l’enquête de la police, Julie rencontre un procureur de la Couronne au palais de justice de Québec. Selon Julie, le procureur commence «en disant qu’il est convaincu que j’ai vécu ce que j’ai raconté, qu’il est certain que j’ai vécu sept ans d’horreur, et ce, sans l’ombre d’un doute, se souvient-elle. Mais il poursuit en disant qu’au Québec, la loi est ainsi faite que le juge doit être certain hors de tout doute que ça s’est réellement passé».
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Le procureur lui dit qu’il ne peut pas porter d’accusations contre son ex-conjoint. Mais il «m’a par contre fortement conseillé de demander un 810 pour ma protection», relate Julie.
En matière de violence conjugale, le 810 est utilisé par les procureurs seulement si la crainte du plaignant est fondée sur des motifs raisonnables, si la preuve est insuffisante pour porter une accusation criminelle, si la victime a reçu toutes les explications utiles et si la décision est «conforme à l’intérêt public et à la saine administration de la justice», indique Me Audrey Roy Cloutier, porte-parole au Directeur aux poursuites criminelles et pénales. «Cela nous permet d’affirmer que c’est en dernier recours que le procureur choisira cette avenue», dit-elle.
Sentiment d’injustice
Mais souvent, le recours au 810 crée un sentiment d’injustice chez les femmes qui ont subi les agressions d’un homme. Ainsi, dans la recherche du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, des participantes se positionnaient «sans équivoque à l’encontre de cette mesure judiciaire», estimant «que l’absence d’accusation criminelle dans le dossier de leur ex-conjoint n’est pas proportionnelle aux violences sévères vécues par elles».
Directrice générale de Mirépi, une maison d’hébergement qui accueille les femmes violentées à Saint-Raymond, dans Portneuf, Martine Labrie estime que les accusations criminelles contre les hommes violents protègent mieux les femmes que l’engagement 810. «Ça envoie un signal au conjoint que ça suffit», dit-elle.
Intervenante au Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) de Laval, Adriana Bungardean a documenté les impacts de l’application de l’engagement 810 sur les victimes de violence conjugale pour un article publié dans la revue scientifique Criminologie en 2017.
«Imposer un engagement 810 c’est acquitter l’accusé, écrit Mme Bungardean au Soleil. Advenant qu’un accusé commette des voies de fait dans un contexte conjugal futur, la justice ne considère pas l’engagement 810 comme étant un antécédent judiciaire. Donc, l’accusé ne sera pas considéré un récidiviste, et on peut parler du 810 comme une mesure qui perpétue l’impunité des accusés. Il est donc nécessaire de réfléchir à l’impact de l’engagement 810 sur les futures accusations et à la confiance des victimes de violence conjugale à l’égard du système pénal.»
Cela dit, remarque Adriana Bungardean, l’engagement 810 «est une des rares possibilités» qui s’offrent aux victimes de violence conjugale qui ne veulent pas témoigner ou «qui ne peuvent pas, parce qu’elles ont peur, ou parce qu’elles ont la pression de leur entourage, de leur communauté culturelle, de leurs enfants».
Criminologue spécialisée en violence conjugale, Claudine Simon insiste sur l’importance de réévaluer le risque durant le processus judiciaire du 810. «Pour certaines victimes, oui [le 810], ça peut être mieux que rien — mais une fois qu’on a fait l’évaluation du risque, une fois qu’on encadre bien ça, une fois qu’il y a des critères d’exclusion. Évidemment, dans des cas où il y a un danger très important pour la sécurité des femmes, ce n’est pas une mesure qui est protégeante.»
Julie espérait que la violence cesse après l’engagement 810 de son ex-conjoint. Mais dans les mois qui ont suivi, elle a constaté des dommages inexplicables sur sa propriété. Elle a reçu des factures qu’elle n’avait pas sollicitées. Puis, une journée, elle a été frappée par-derrière avec un bâton, sans qu’elle puisse reconnaître son agresseur.
Julie est convaincue que son ex est derrière ces représailles. Elle a porté plainte à la police, mais l’enquête policière, dit-elle, fait du surplace faute de preuve. «Maintenant je vis chaque jour en étant terrorisée de ce qu’il fera pour faire de ma vie un enfer», souligne-t-elle.
Plusieurs des femmes qui ont participé à la recherche du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale ont constaté que la promesse de garder la paix n’avait pas suffi à mettre fin aux comportements violents de leur ex-conjoint, qui ont brisé leur promesse. Comme Julie, la grande majorité des 12 participantes étaient «épuisées et désabusées» face aux démarches judiciaires.
Aujourd’hui, l’ex-conjoint de Julie n’est plus tenu de respecter son mandat de paix, qui dure un an. Julie n’a pas les moyens de payer un avocat pour l’aider à obtenir un nouveau «810» et elle craint que cela lui nuise auprès de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
Julie affirme qu’elle est maintenant tenue par la DPJ d’assister à une rencontre régulière avec son ex-conjoint et une médiatrice. «Pour le bien de nos enfants, note-t-elle, il semblerait que je doive aller m’asseoir avec mon tortionnaire.»
*Le vrai nom de Julie a été modifié pour protéger son identité