La douance à outrance?

De plus en plus d’enfants sont identifiés à tort comme étant doués, ce qui leur cause préjudice, déplorent des neuropsychologues.

De plus en plus d’enfants sont identifiés à tort comme étant doués, ce qui leur cause préjudice, déplorent des neuropsychologues. La «mode» de la douance va-t-elle trop loin?


Martin* avait du mal à tenir en place. À tout moment, l’élève pouvait bondir de sa chaise et aller se promener un peu partout dans la classe. L’enseignante le recentrait sur sa tâche, mais perdait son attention deux minutes plus tard.

Un psychologue voulait aider l’enfant à atténuer cette agitation. «Mais les parents étaient très très fermés à une réévaluation de cette sphère-là. Ils disaient : “non, c’est parce qu’il est doué, il s’emmerde en classe”», se souvient le psychologue, qui travaillait encore récemment dans une école de la région de Québec.

Le psychologue proposait entre autres que Martin puisse aller monter et descendre l’escalier s’il se sentait submergé par l’envie de bouger. Mais son père et sa mère refusaient. Ils brandissaient le diagnostic de douance de leur fils et estimaient qu’il avait seulement besoin de rester assis avec du contenu enrichi.

En analysant le dossier de l’élève, le psychologue a eu des doutes sur la validité du diagnostic de douance. Sauf qu’«avec les parents, on revenait toujours à la douance. Mais on passait à côté, à mon sens, des vrais besoins de l’enfant», dit le psychologue, qui a demandé à rester anonyme pour éviter des répercussions professionnelles.

Comme lui, des psychologues s’inquiètent du surdiagnostic de douance et de ses effets néfastes pour les enfants. En novembre, quatre neuropsychologues — Marie-Claude Guay, Marie-Josée Caron, Julie Duval et Elodie Authier — ont donné une formation accréditée par l’Ordre des psychologues du Québec qui s’intitulait «La douance à outrance : il est temps de remettre les pendules à l’heure». Le webinaire en direct a attiré plus de 200 professionnels d’un peu partout au Québec.

Les quatre neuropsychologues, qui travaillent dans des cliniques différentes, ont fait le constat chacune de leur côté qu’il y avait une suridentification de la douance et que cela causait un préjudice aux enfants, explique Mme Guay, qui est aussi professeure au département de psychologie de l’UQAM. D’où l’idée qu’elles ont eu de se regrouper pour donner une formation.

Au Québec, poursuit Marie-Claude Guay, «actuellement, le problème qu’on constate, c’est qu’il y a énormément d’enfants qui sont identifiés comme des enfants qui ont une douance alors qu’ils ont un potentiel intellectuel tout à fait normal. Ça, pour moi, c’est un grave problème».

Mme Guay reçoit à sa clinique des enfants qui ont des difficultés scolaires ou des problèmes de comportements à l’école plusieurs mois, voire des années, après qu’ils eurent reçu un diagnostic de douance. «Et en bout de ligne, quand moi je les évalue, je retiens, mettons, un diagnostic de dyslexie, et je suis obligée de dire aux parents “votre enfant n’a pas une douance intellectuelle”».

Entre-temps, les enfants ont été privés, par exemple, de services d’aide en lecture ou en écriture, constate Marie-Claude Guay. «Un enfant de 8 ans, 9 ans, 10 ans, il a besoin de soutien à l’école, il a besoin de services. Mais on ne lui donne rien sous prétexte qu’on l’a identifié comme un enfant doué. Ça m’arrache le cœur quand je vois ça».

«C’est une mode. Tant mieux»

Ces dernières années, la douance a suscité beaucoup d’intérêt au Québec. Des associations de parents d’enfants doués ont vu le jour. Les livres sur la douance ont occupé de plus en plus d’espace dans les rayons des librairies. Les reportages et les émissions sur la douance se sont multipliés dans les médias.

Cette visibilité accrue semble avoir permis à de plus en plus de Québécois de parler de douance sans craindre de passer pour élitistes. Et dans les bureaux de psychologues, la douance est devenue un motif de consultation de plus en plus fréquent, constatent plusieurs d’entre eux.

«En ce moment, la douance, c’est une mode. Tant mieux», dit Marianne Bélanger, neuropsychologue spécialisée dans la douance et auteure du livre La douance : comprendre le haut potentiel intellectuel et créatif. «Ce que ça fait une mode, c’est que les gens en parlent, ajoute-t-elle. Et c’est ça qui est bon, c’est ça qui fait qu’on avance comme société parce qu’on a cette conversation-là».

Selon Mme Bélanger, l’intérêt pour la douance a notamment permis à des gens de réaliser qu’on peut être à la fois doué et avoir des troubles d’apprentissage, comme la dyslexie, ou des troubles neuro-développementaux, comme le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité. Les psychologues parlent alors d’une «double exceptionnalité» — «twice», en anglais.

Normalement, pour déterminer si un enfant a une douance, les psychologues lui font passer un test d’intelligence — le WISC-V — qui permet de déterminer leur quotient intellectuel (Q.I.). Les enfants qui obtiennent un Q.I. de 130 et plus à l’échelle globale sont en général considérés comme doués.

Mais les enfants «twice» peuvent performer moins bien au test d’intelligence et ne pas atteindre le seuil de 130. Selon Marianne Bélanger, un score plus bas peut tout de même mener à l’identification d’une douance si d’autres preuves de douance apparaissent lors de l’évaluation.

Marianne Bélanger estime que la prudence s’impose avec le test d’intelligence, qui reflète un résultat à un moment précis où la performance de l’enfant peut être affectée par son niveau de stress ou son inattention, par exemple. Si un athlète se rend aux Jeux olympiques et rate son coup le jour de la compétition, est-il moins un athlète pour autant?, illustre-t-elle.

De toute façon la douance, aujourd’hui, depuis déjà longtemps, on ne la voit plus de manière catégorielle : on est doué où on ne l’est pas. La douance, c’est un développement.


Line Massé, professeure au Département de psychoéducation de l’UQTR, souligne pour sa part qu’un seuil trop élevé de douance peut pénaliser les jeunes de milieux défavorisés qui grandissent dans un environnement moins stimulant. Pour cette raison, note Mme Massé, un seuil de Q.I. de 120 est privilégié dans plusieurs états américains.

Pour Line Massé, les écoles ne devraient d’ailleurs pas tarder avant d’offrir du contenu enrichi à ceux qui démontrent des signes de douance. «Si l’élève s’ennuie ou que l’élève veut aller plus vite, dit-elle, je n’ai pas besoin d’attendre de savoir son Q.I. ou de savoir officiellement qu’il est doué pour répondre à son besoin».

Crédibilité

Dans leur formation offerte par l’Ordre des psychologues, les quatre neuropsychologues se montraient par ailleurs préoccupées par une vision plus élargie de la douance où les compétences exceptionnelles peuvent concerner un seul domaine (cognitif, artistique, sportif).

Nancie Rouleau, professeure titulaire à l’Université Laval et responsable du cours Neuropsychologie de l’enfant et de l’adolescent pour les étudiants au doctorat en psychologie, partage cette inquiétude. Des modèles qui mettent l’accent sur différentes sortes d’intelligence ou le développement de talents entraînent une confusion, note-t-elle.

Selon ces modèles, «Gandhi est un doué de l’empathie, Terry Fox est un doué du sport, moi, je joue bien du piano, je serais une douée [artistique], illustre Mme Rouleau. Ça enlève de la crédibilité au diagnostic [de douance] et ça va ultimement nuire aux gens qui ont vraiment une douance».

Comme Mme Guay, de l’UQAM, Nancie Rouleau déplore que certaines évaluations de douance soient basées sur l’intuition d’un expert plutôt que sur des balises scientifiques rigoureuses. La professeure, qui a travaillé 23 ans en clinique, constate aussi que des difficultés d’adaptation comme le trouble anxieux ont été attribués à tort à une douance. «Ça, ça arrive malheureusement de plus en plus au Québec», dit Mme Rouleau.

Mais l’inverse est aussi vrai, souligne-t-elle. Nancie Rouleau a souvent identifié des douances chez des enfants qui avaient reçu précédemment un diagnostic de trouble de l’attention avec hyperactivité ou de trouble de l’opposition. Certains avaient une double exceptionnalité. «Mais dans les pires cas, il n’y avait pas de TDAH ou pas d’opposition. Et quand on a changé l’intervention pour prendre en charge une douance, les symptômes diminuaient».

William*, 10 ans, a eu ce genre parcours. Son père se souvient que les éducatrices à la garderie, puis au service de garde de l’école, trouvaient son fils très «tannant». En classe, il comprenait très vite les nouvelles notions, puis s’ennuyait et dérangeait ses camarades en parlant fort ou en posant des questions trop pointues à l’enseignante.

Après une évaluation neuropsychologique, le TDAH a été écarté, mais une douance a été identifiée chez William. L’école publique a fait ce qu’elle a pu pour stimuler William, note son père, mais ce n’était pas suffisant pour motiver son fils. William a entamé sa cinquième année dans une école privée de Québec où il s’épanouit dans une avalanche de contenu enrichi, note son père. «Il est tombé sur son X là-bas».

* Les prénoms des enfants ont été modifiés