Une illusion frappante de réalité
Les historiens ont tendance à se recopier les uns les autres; du coup, ils répètent les mêmes erreurs. On lit souvent que cette Arrivée d’un train fut tournée en 1895 et présentée au Salon indien du Grand Café, à Paris, lors de la première du Cinématographe Lumière. Or, il n’y a aucun compte rendu de ce film en 1895. Des auteurs imprudents en tirent la preuve que les peurs du train n’ont jamais existé, qu’il s’agit d’une légende. Or, la lecture du premier programme, celui du 28 décembre, ne laisse aucun doute: ce film n’a pas été présenté au Grand Café en 1895.
Tourné au début de 1896, alors que Louis Lumière était en villégiature à sa maison de mer de La Ciotat (une ville portuaire à mi-chemin entre Marseille et Toulon), le fameux «train» sera présenté à l’origine dans la salle du Cinématographe, au 1, rue de la République, dans la cité lyonnaise. Au cœur de la ville, à deux pas du Grand-Théâtre (aujourd’hui l’Opéra national de Lyon), ce lieu était géré par un certain M. Brousse sous le nom de salle des Nouveaux Arts décoratifs. Cette «deuxième salle du monde», après celle du Salon indien à Paris, est aujourd’hui la Bank of China.
À la première, un journaliste présent fut envahi d’une émotion non feinte: «C’est bien le spectacle le plus merveilleux qu’il nous ait été donné de contempler jusqu’ici! Le sentiment que l’on éprouve devant ces images qui offrent le spectacle de la vie même est celui d’une stupeur mêlée d’admiration pour le génie humain. On sort de là en se frottant les yeux et l’on n’est pas bien certain de ne pas être le jouet d’un rêve, tant les choses qui viennent de se dérouler paraissent extraordinaires. Ce n’est assurément qu’une illusion, mais tellement frappante de réalité qu’on se croirait transporté au milieu des personnages qui évoluent sur l’écran. On est tenté de leur adresser la parole ou de répondre aux questions qu’ils semblent vous adresser. Ces tableaux rétrospectifs à qui tout à coup le mouvement donne une âme sont troublants à un point que je ne saurais dire.»
Un premier film à succès
Que ce soit à Paris ou Lyon, le succès du Cinématographe est colossal. L’hebdomadaire artistique Le Passe-Temps signale que trois semaines après les débuts «200 000» personnes auraient vu le Cinématographe à Lyon. Chiffre sans doute exagéré, mais il signale l’engouement. La vue du «train» draine les spectateurs dans la salle «coquettement décorée», selon un article du 9 février: «La scène, vraiment extraordinaire de l’arrivée d’un train a remporté un succès sans précédent. Dans l’après-midi, la salle devient trop petite pour contenir l’énorme foule des spectateurs désireux d’admirer les scènes si curieuses». Cette même journée, de nouveaux films sont présentés. Le 23 février également, mais Le Lyon républicain ajoute: «À la demande générale, la scène L’arrivée d’un train en gare seule ne sera pas changée». Le 5 avril, alors que le programme est régulièrement changé, «tout le monde réclamait» encore le film! Partout dans le monde, Le train deviendra un succès populaire, sans doute le premier avec cette ampleur, et les frères Lumière, comme les autres «fabricants de vues animées», font multiplier les films présentant des trains qui arrivent à toute allure.
«Le train fonce vers vous — prenez garde!»
Qu’en est-il de ces fameuses peurs? Pour certains historiens, il s’agit d’une légende pure et simple. Or, dans les premières années du cinéma, les comptes rendus relatant une certaine peur, sinon une peur certaine, sont fort nombreux. La première relation de celle-ci est sans doute l’œuvre du chroniqueur scientifique du Lyon républicain, qui signe «A. S.», le lendemain de l’inauguration de la salle: «Enfin, citons deux vues qui ont excité le plus grand enthousiasme, ce sont la baignade en mer et l’arrivée en gare d’un chemin de fer. […] Avec quelle étonnante vérité la locomotive qui vient d’être signalée entre-t-elle en gare en lançant d’épais panaches de fumée. Elle glisse sur les rails avec une telle rapidité qu’on se gare instinctivement du colosse de fer, de peur qu’il n’arrive sur vous. Mais il n’y a rien à craindre, le train s’arrête, tout le monde descend, les portières s’ouvrent et de nouveaux voyageurs escaladent les wagons sur le signal du chef de gare. Le côté émotion possible est vraiment considérable dans cette nouvelle invention.»
Dans les comptes rendus de l’époque, on ne parle pas, certes, de s’enfuir de la salle en hurlant. Dangereuse, une panique aurait certainement fini par provoquer une bousculade funeste à la sortie et le Cinématographe aurait été interdit. Dans les articles des journaux, il s’agit plutôt d’une appréhension nerveuse, d’un mouvement de recul. Selon un article de 1897: «Et l’illusion est telle que, placé au premier rang de l’orchestre, on croit voir arriver sur soi la voiture des pompiers, la locomotive du train de Pennsylvanie... et l’on a comme un mouvement de recul.» La recension la plus colorée est celle de l’écrivain russe Maxime Gorki: «Sur l’écran apparaît un train de chemin de fer. Il fonce vers vous telle une flèche — prenez garde! On dirait qu’il va se précipiter dans l’obscurité où vous êtes assis, et vous transformer en un sac de peau déchiquetée, plein de chair meurtrie et d’os broyés, on dirait qu’il va anéantir, réduire en morceaux et en poussière cette salle, cet établissement empli de vin, de femmes, de musique et de vice.»
Puissance de l’illusion!
On pourrait penser, à tort, que les premiers spectateurs étaient naïfs. Mais qui n’a pas esquissé un tel mouvement de recul face à un objet qui se précipite vers soi dans un film en 3D? Qui n’a jamais voulu attraper avec sa main l’objet qui se tenait devant soi? Devant les premières images en mouvement, ces spectateurs de l’invention ont eu une semblable expérience de trompe-l’œil, tant leur système perceptif ne s’attendait pas à une telle image trompeuse «tellement frappante de réalité». Le succès du Cinématographe Lumière tient à cette «sensation nouvelle» qui a créé un choc perceptif, illusion tellement inouïe, tellement forte qu’elle a fait vaciller leur réalité. Comme l’a écrit un chroniqueur de l’époque: «C’est d’une vérité inimaginable. Puissance de l’illusion!»