Le «facteur humain», angle mort de la lutte contre la COVID-19

Les spécialistes de la prévention savent très bien que la simple connaissance de la solution ne mène pas forcément à son adoption par la population.

«C’est incroyable de voir qu’on semble toujours faire les mêmes erreurs, encore et encore, alors que les décès s’accumulent. Le vaccin est sans doute notre seule porte de sortie […] puisque les différents degrés de mesures sanitaires qui ont été essayés ne fonctionnent clairement pas bien chez nous.»


Non, ce n’est pas du Québec que l’auteur de cette citation parlait. Il s’agissait plutôt de Dr Julian Tang, virologiste à l’Université de Leicester, qui réagissait lundi à l’annonce d’un nouveau confinement complet au Royaume-Uni. Et c’est avec le même genre de dépit qu’avaient été accueillis les nouveaux confinements en France et en Allemagne, il y a trois semaines — et que l’a été celui du Québec cette semaine.

Partout, décideurs et commentateurs se posent la même question. La solution à la pandémie n’a rien de compliqué : il suffit de limiter ses contacts sociaux autant que possible et de porter un masque dans les endroits publics. Alors pourquoi ça ne fonctionne pas mieux? Pourquoi tant de gens ne le font pas, même s’ils connaissent la maladie et les gestes à poser?

Mais Ariane Bélanger-Gravel, elle, n’est guère étonnée. Chercheuse à l’Université Laval, elle en connaît un bout sur les changements de comportement, elle qui travaille depuis des années sur la prévention de l’obésité. «Et en science du comportement, on observe souvent que oui, la connaissance de la solution est une condition essentielle au changement, mais ça ne suffit pas. C’est vraiment fondamental, et je le vois beaucoup dans les communications qui sont faites à la population au sujet de la COVID-19 : on répète les consignes, mais, ce qu’on voit, c’est que ce n’est pas nécessairement parce que les gens ne connaissent pas les consignes qu’ils ne les suivent pas.»

Et c’est loin, très loin d’être la première fois qu’on connaît des solutions évidentes, simples et faciles à des problèmes de santé publique, mais qu’on peine à les mettre en pratique à grande échelle. En principe, on sait très bien comment vaincre l’«épidémie» d’obésité, par exemple : il suffit de manger moins et mieux. De même, la clef pour contenir le VIH et les autres maladies transmises sexuellement (MTS) est tout aussi bien connue et facile : juste à mettre des préservatifs. Et pourtant, environ 25 % des Québécois sont obèses (contre 14 % en 1981) et l’on compte 2200 nouvelles infections au VIH chaque année au Canada, dont près de 800 au Québec.

Convaincre

Spécialiste des MTS de l’Université Laval, le Dr Michel Alary se souvient qu’«en prévention du VIH, avant qu’on ait des traitements efficaces [la trithérapie, qui ne guérit pas du VIH, mais qui permet de vivre avec], on pouvait dire au monde : “Si vous ne mettez pas le condom, c’est pas compliqué, vous allez mourir.” Et ça marchait. Mais à partir du moment où le VIH a cessé d’être mortel, les gens sont devenus plus difficiles à convaincre.»

Le Dr Alary indique que de nos jours, les projets de prévention des MTS dépassent presque toujours l’aspect strictement biomédical pour inclure des approches comportementales et «structurelles», parce que le milieu sait très bien que la simple connaissance de la solution ne mène pas forcément à son adoption. À cet égard, observe-t-il, «jusqu’à maintenant, l’approche des gouvernements au sujet de la COVID-19 est presque uniquement biomédicale, on attend le vaccin», mais il admet du même souffle qu’il peut être difficile de faire autrement dans le contexte actuel.

«Si je regarde ce qui a marché dans mes projets, par exemple avec les travailleuses du sexe en Afrique, ça a été de les impliquer dans la démarche, indique le Dr Alary. Quand elles ont eu leur mot à dire dans les interventions qui étaient faites, ça a beaucoup aidé [notamment à répandre l’usage du condom]. Mais dans le cas de la COVID, ce n’est pas évident d’impliquer les gens les plus concernés, parce que c’est un peu tout le monde. […] En plus, ceux qui transmettent le plus le coronavirus ne sont pas ceux qui risquent le plus d’avoir des problèmes de santé, ce sont plutôt ceux à qui ils le transmettent. Alors ils n’ont pas d’avantages à changer de comportement.»

Trouver une gratification

C’est d’ailleurs là un aspect particulièrement problématique de la lutte contre la COVID-19, renchérit Mme Bélanger-Gravel. «Quand on décide de changer nos habitudes de vie, dit-elle, souvent les gens vont se demander : est-ce que c’est avantageux pour moi? Si la réponse est oui, ils vont souvent l’essayer et, dans nos modèles, on voit que les gens poursuivent le nouveau comportement s’ils ont des gratifications. Or dans le cas de la COVID-19 et des mesures sanitaires, l’avantage est de ne pas tomber malade, mais ce n’est pas une gratification, ça, c’est un non-événement. Et il demeure possible de ne pas tomber malade même sans respecter les règles, alors du point de vue de la gratification, c’est plus ambigu. C’est sûr que l’idée d’aider la collectivité peut être une gratification en elle-même, l’être humain est altruiste, mais il y a des limites à ça aussi.»

Pas étonnant, dans ces circonstances, que des appels aient été lancés dans la littérature médicale — notamment dans le British Medical Journal cet été— afin de mieux intégrer les sciences humaines dans la lutte contre la COVID-19 et d’encourager la recherche en ce sens. Car pour l’instant, reconnaît Mme Bélanger-Gravel, il y a très peu d’études sur les manières d’infléchir les comportements en pleine crise. «Il y a eu un peu de recherche pendant la pandémie de grippe A (H1N1) et sur le SRAS, mais très peu sur l’adoption du port du masque, la distanciation, etc. Il n’y a pratiquement rien sur ce qui fait qu’une personne va respecter ces mesures-là ou non, sur les motivations, la dimension affective, etc. […] On connaît des grands principes de base, mais on n’a rien qui s’appliquerait spécifiquement à un contexte de crise comme celui qu’on vit présentement», dit-elle.

Résultats étonnants

Il y a heureusement des travaux qui sont en train de se faire — et il faut dire qu’ils donnent des résultats étonnants. L’étude internationale iCARE, à laquelle participent des équipes de Concordia et de l’UQAM, notamment, a commencé à sonder les motivations des gens qui respectent diverses consignes sanitaires comme le port du masque. Et alors qu’on serait spontanément portés à penser que la santé (de soi et des autres) est la principale motivation, cette étude a trouvé que ce n’était pas le cas : en comparant le niveau de préoccupation pour la santé, les chercheurs n’ont trouvé aucune différence entre ceux qui adhèrent «la plupart du temps» aux mesures préventives et ceux qui les respectent «jamais» ou «parfois». Cependant, ils ont trouvé que les gens qui adhèrent le plus aux consignes sanitaires se soucient davantage de leurs finances personnelles, de l’économie de leur pays et d’un «retour à la normale».

De quoi, peut-être, guider les interventions gouvernementales au cours d’une future pandémie...

Le Scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion

Vers une approche plus globale

Si on savait déjà que les sciences comportementales et les «humanités» peuvent aider à combattre les épidémies, alors pourquoi n’a-t-on pas fait davantage appel à elles pour élaborer les mesures anti-COVID? Et comment leur faire plus de place? Le Soleil a pu s’entretenir à ce sujet cette semaine avec le Scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion.

Q   Au cours des derniers mois, il y a eu quelques appels dans la littérature médicale pour mobiliser davantage l’expertise des sciences humaines dans la lutte contre la COVID-19. À votre avis, est-ce qu’on aurait pu ou dû mieux intégrer ces disciplines à nos efforts?

R   C’est sûr qu’au départ, tout était très centré sur le virus lui-même, il fallait essayer de le comprendre. On a mis l’accent énormément sur le vaccin, et avec raison, je pense. […] On aurait probablement pu ou dû faire plus de place aux sciences humaines, oui, mais on était tous dans l’urgence. Et encore aujourd’hui, ça reste compliqué quand on voit le nombre de morts chaque jour, les lits d’hôpital qui vont manquer, etc. Donc on est encore dans cette urgence-là et les équipes sont encore très centrées sur une approche biomédicale, ce qui se comprend. Mais on commence à voir un peu partout des gens qui se préoccupent des conséquences sur la santé mentale, la cohésion sociale, etc.

Q   Concrètement, comment est-ce que les sciences humaines peuvent aider à juguler une épidémie?

R   En étant mieux préparés. C’est sûr qu’on a besoin des connaissances biomédicales, mais avoir une approche plus sociétale, plus globale, ça peut aider à se préparer et à mieux réagir. Il faudrait sans doute trouver plus de places pour ces experts-là en vue des pandémies futures.

On a tous un peu le même réflexe quand on fait face à un séisme, par exemple, ou de grands incendies ou d’autres catastrophes naturelles : on est tous d’abord portés à aller directement vers les expertises les plus proches du sujet. Mais ces catastrophes-là ont d’autres aspects aussi, plus larges, mais qui sont malheureusement peut-être moins bien étudiés.

Q   Et comment peut-on arriver à intégrer davantage ces autres expertises?

R   Il y a sans doute une méconnaissance de ces secteurs-là dans les sciences pures, où les gens ne sont pas toujours portés à faire appel aux expertises de ces disciplines-là. C’est pour ça qu’on travaille à promouvoir la recherche intersectionnelle [qui implique plusieurs disciplines différentes] dans tous les domaines. Et il y a peut-être aussi des gens en sciences humaines qui, quand une catastrophe ou une pandémie survient, ont tendance à se dire «ce n’est pas mon rôle d’intervenir là-dedans». Mais en fin de compte, il faut que tous les experts se sentent concernés dans des contextes comme ceux-là.

* Certains passages de cette entrevue ont été reformulés pour des raisons de longueur et de clarté.