Coïncidence ou non, Fanie Demeule et Krystel Bertrand, les deux directrices du recueil de nouvelles, se sont rencontrées dans un cours de Martine Delvaux et ont dirigé ensemble, à l’UQAM, l’édition imprimée du magazine Artichaut portant sur les profanations. En 2018, tout se mettait en place pour que Cruelles voie le jour. «On était déjà un peu dans le mood», lance Fanie Demeule en riant.
«Au début, on voulait faire un collectif sur les femmes dans les milieux underground comme la scène métal. Cette idée-là est restée un peu en berne, puis je suis revenue avec l’idée des univers maléfiques. Parce que oui, il y a des cruelles dans notre culture, mais elles sont souvent plus des vengeresses qui tuent au poison. Elles ne sont jamais vraiment evil au fond d’elles-mêmes», ajoute Krystel Bertrand.
Encore aujourd’hui, les histoires d’horreur dans lesquelles les femmes font des victimes sont assez simples, explique Fanie. Selon elle, la vision des cruelles, dans notre culture, «reste quand même assez patriarcale» puisque les auteurs placent souvent ces femmes «à distance, en position d’antagoniste par rapport à la jeune héroïne». Leur livre collectif illustre donc la vraie, la sanglante et surtout la «non repentante» cruauté féminine.
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Sans nulle autre contrainte, c’est le mandat qu’elles ont lancé aux dix auteurs qui cosignent le recueil : créer des personnages féminins complexes afin d’offrir «une pluralité de femmes cruelles» aux lecteurs. «On a essayé de démanteler les idées reçues qu’on peut avoir sur elles pour montrer que ça se peut que ces femmes-là ne soient pas juste monstrueuses. Ça peut être une amie, une collègue de travail, une intervenante sociale. On a voulu réhabiliter cette cruauté-là et prouver qu’elle va au-delà des grandes méchantes des mythes et légendes et des films de princesses», affirme Fanie.
Les dix auteurs se sont donc lancés dans l’horreur à différents degrés et ont tous plongé dans des univers distincts. Si plusieurs se composent de chair vive, de sang et de sexe, certaines nouvelles se concentrent sur la perversion du mental, la manipulation et la brutalité des mots dits tout haut.
Les textes diffèrent sur le fond, mais aussi sur la forme. En vers ou en prose, avec ou sans ellipses, les mots s’alignent en phrase courte ou en long paragraphe. «Ça faisait partie du petit côté expérimental de notre laboratoire. […] On voulait aller chercher une pluralité de genre, d’univers et de types de voix différentes», confie l’auteure de Roux clair naturel.
La littérature d’horreur, toujours là
La littérature gore, un peu sanglante, a son «fan base» au Québec, selon les directrices. Mais sommes-nous prêts à lui offrir plus de place sur nos tablettes?
«Je pense que oui. C’est sûr que ce n’est pas une littérature qui est faite pour tout le monde. Je relisais Cruelles et, moi-même, j’ai averti ma mère en lui disant que ça pourrait la titiller un peu. Malgré tout, je pense qu’on a de la place. Mais on a beaucoup d’auteurs qui publient énormément de livres d’horreur, donc c’est intéressant d’arriver avec quelque chose de différent», répond Krystel.
Il y a une augmentation de la demande, mais aussi de la notoriété accordée aux livres qui traitent de tabous en tout genre, note Fanie.
Alors que de plus en plus de femmes prennent d’assaut crayons et claviers pour dénoncer la maternité parfaite, les couples trop beaux et la santé mentale à fleur de peau, les Cruelles emboîtent le pas et se réapproprient à leur manière ces tabous composés de «la laideur» humaine.
«Cette réhabilitation est importante pour les femmes, mais aussi pour la société en générale. Je pense que si nous n’avons pas accès à ce ressenti-là, via ce qu’on consomme, la culture ambiante, les médias, etc., on n’arrive pas à mettre des mots sur ce qu’on ressent. Et pourtant ces sentiments sont aussi valides que les parties les plus glorieuses de l’être humain», conclut Fanie.
Publié le 6 octobre dernier, aux éditions Tête Première, Cruelles rassemble les nouvelles de dix auteurs québécois : Raphaëlle B. Adam, Marie-Jeanne Bérard, Camille Deslauriers, Hélène Laforest, Marie-Pier Lafontaine, François Lévesque, Anya Nousri, Lysandre Saint-Jean, Patrick Senécal et Olivier Sylvestre.