Chronique|

Une saisie et un gin

Denis Carrier et Nancy Jacques produisent un gin infusé de camerises à Saint-Anselme.

CHRONIQUE / Une distillerie dans un paisible rang de Chaudière-Appalaches. L’histoire se répète au 1377, rang Saint-Philippe, à Saint-Anselme. 


Avec leur gin artisanal infusé de camerises, Denis Carrier et Nancy Jacques ne risquent toutefois pas de voir arriver la Gendarmerie royale du Canada comme en 1938. Leur production se fait au grand jour, en toute légalité et à plus petite échelle que celle des contrebandiers pincés par la police il y a 82 ans.

Dans la nuit du 30 août 1938, des agents de la GRC démantelaient une distillerie clandestine dans le rang longeant la rivière Etchemin. La «plus importante jamais découverte dans le district», rapportait à l’époque Le Soleil

D’où l’inspiration et le nom retenu par le couple de Bellechasse pour désigner le nouveau produit développé par Camerises Saint-Philippe, le gin Saisie 38 dont la vente débute aujourd’hui au 1377, rang Saint-Philippe, propriété de la famille Carrier depuis 1945. 

Denis Carrier est producteur laitier. Nancy Jacques, copropriétaire d’une entreprise de monuments funéraires. L’alambic et le gin, c’est leur désir d’avoir une entreprise commune. 

Ils ont suivi toutes les étapes, rempli toute la paperasse et répondu aux multiples exigences de la Régie des alcools, des courses et des jeux afin de produire et de vendre un gin artisanal fruité, de couleur rose violacé. 

Le couple souhaite offrir plus qu’un nouveau produit à leurs clients. Il vise aussi à faire connaître un petit bout d’histoire et un fait divers méconnu des habitants de Saint-Anselme et de Chaudière-Appalaches. 

«Mon père, mort l’an dernier à 96 ans, m’en parlait. Mais, quand j’essayais d’en savoir davantage auprès des gens du coin, personne n’était au courant de ce qui s’était passé dans le rang en 1938», raconte Denis Carrier.

Opération majeure

Même Marianne, une centenaire à la mémoire encore vive qui habite dans le rang Saint-Philippe et près des Carrier depuis plus de 80 ans, n’a pu lui fournir des détails sur la saisie de 1938.

«Mystérieusement, à cette époque, personne n’achetait de l’alcool de contrebande, mais il s’en produisait et s’en vendait», ironise le producteur.

Les officiers de la GRC avaient procédé à leur descente dans Dorchester — aujourd’hui la circonscription de Bellechasse — avant que les contrebandiers fassent fonctionner leur alambic à plein régime. Cela pourrait expliquer que les voisins n’aient pas observé ou soupçonné d’activités suspectes.

En 1938 et 1939, la saisie de la GRC et le procès des neuf contrebandiers — des hommes de Lévis, du Nouveau-Brunswick, du Maine et de New York — ont cependant fait l’objet d’articles dans Le Soleil et L’Action catholique, ainsi que dans La Presse et Le Devoir.

Les prévenus étaient accusés d’avoir conspiré pour frauder les gouvernements d’Ottawa et de Québec d’une somme de 200 000 $, représentant les droits à payer sur les alcools. La vente de la «boisson» aurait pu rapporter 500 000 $ par année. La saisie a mis fin aux ambitions des neuf hommes.

Dans son plaidoyer, l’avocat du ministère public soulignait que les personnes venues des États-Unis «désiraient établir un commerce illégal, et non construire à Saint-Anselme un alambic géant destiné à émerveiller les générations futures».

La Presse du 2 septembre 1938 rapportait qu’un alambic «d’une capacité de 15 000 gallons par semaine était installé dans une grange louée d’un cultivateur». L’Action catholique précisait le 24 février 1939 que la plupart des accessoires retrouvés à Saint-Anselme provenaient d’une boutique de plombier de Limoilou.

Dans les articles de presse retracés par Mme Jacques aux Archives nationales du Québec, on apprend aussi que l’alambic avait la hauteur de deux étages et que cinq réservoirs étaient pleins de malt de fermentation au moment de la saisie.

Les installations du couple ­Carrier-Jacques sont beaucoup plus modestes. 

Sous le charme

Le père de Denis Carrier, Laval, habitait la ferme voisine de celle où les contrebandiers avaient installé leurs équipements. Laval était adolescent au moment de la saisie de 1938. Il se souvenait des cinq gros bergers allemands à l’entrée de la grange louée, ainsi que du billet de 5 $ retrouvé dans les poches d’une salopette laissée dans le bâtiment après une vente à la criée, après la saisie.

Aujourd’hui, l’entrée du 1377, rang Saint-Philippe est beaucoup plus accueillante avec sa magnifique allée d’érables et de frênes. Les visiteurs et les autocueilleurs de camerises sont sous le charme à tous coups.

Mystérieusement, à cette époque, personne n’achetait de l’alcool de contrebande, mais il s’en produisait et s’en vendait

La mère de Laval a acheté la ferme du 1377 pour que celui-ci s’y installe. Son fils Denis a pris plus tard la relève de la ferme laitière. 

En 2014, celui-ci a mis en terre plus de 8000 plants de camerises. 

L’agriculteur avait besoin d’exploiter un créneau moins encadré que la production laitière. Il voulait également pouvoir gérer sa propre mise en marché et être en contact avec les clients. 

:«Un groupe de présumés contrebandiers en Cour», titrait Le Soleil en 1938.

Il a songé un moment à une bleuetière, mais cette production n’était pas assez originale à son goût. 

«J’ai aussi envisagé la production de cannabis thérapeutique. J’ai vite oublié l’idée». Il ne souhaitait pas attirer des gens louches dans son paisible rang.

C’est Mme Jacques qui voit à la transformation des camerises. Gelée, sirop, vinaigre, confiture, tarte. Le gin, c’est aussi son idée. Du vin de camerises pourrait s’ajouter à la liste de produits en décembre. Les petits fruits sont aussi vendus à des microbrasseries comme Le Corsaire et La Souche. 

«Avec Camerises Saint-Philippe, je voulais qu’on ait une entreprise commune», raconte Mme Jacques. «Qu’on ait un projet pour la retraite. Je n’imagine pas Denis assis des heures sur le bord de la piscine».

Devant l’énergie et le dynamisme du couple, difficile en effet d’imaginer ces quinquagénaires inactifs. Sauf peut-être le temps de prendre un petit verre de gin ou de vin.

«Être chez nous. S’occuper de la production des camerises et vendre une petite bouteille de gin ou de vin de temps en temps». C’est ainsi que Nancy Jacques voit sa retraite. «Si les affaires partent plus gros et plus vite qu’on pense, on embauchera.»

Mme Jacques et M. Carrier connaissent très bien les rouages de leur entreprise respective. Pour la distillerie et le gin, ils partaient de zéro. Ils ont pris des cours, ils ont lu, ils ont visité des distilleries, ils ont embauché des gens pour les guider, les conseiller.

«On s’ouvre sur le monde et on découvre de nouveaux réseaux, de nouveaux fournisseurs. On apprend». Ils ont notamment découvert les Archives nationales pour en savoir plus sur la saisie de l’alambic en 1938. 

«C’est plein de nouveautés et de surprises», dit M. Carrier, visiblement ravi des expériences des derniers mois.