Chronique|

Une maille à l’endroit, le monde à l’envers

Sur la couverture de Francine Voyer, chaque tableau, qui tient sur un carré, illustre un moment du confinement, comme une petite page d’histoire.

CHRONIQUE / Francine Voyer tricotait en regardant chaque jour le point de presse de 13h, elle s’était trouvé un patron pour faire une grande couverture, un assemblage de maisons de toutes les couleurs. Puis, elle a eu une idée.


«Je me suis dit : “tiens, je vais tricoter la pandémie”. Je regardais les nouvelles, j’ai commencé par tricoter les drapeaux des pays à mesure qu’ils étaient touchés, j’ai fait un arc-en-ciel, le coronavirus. J’ai tricoté un hôpital, un CHSLD, j’ai fait le test avec l’écouvillon…» 

Chaque tableau, qui tient sur un carré, illustre un moment du confinement, comme une petite page d’histoire. Quand le premier ministre a fait un appel pour recruter des milliers de préposés, Francine l’a tricoté. «J’ai fait une préposée, elle est noire, et c’était important parce qu’il y a beaucoup de personnes issues des communautés qui ont été en première ligne.» 

Elle a brodé sur le carreau : «Besoin de 10 000 préposés».

Francine a aussi illustré les services essentiels, une épicerie, une quincaillerie, «c’est le Metro et le Canac près de chez moi», un camion de livraison, une garderie, une pharmacie, même la SAQ et la SQDC. Elle a tricoté une petite bouteille de vodka Pur pour qu’on se rappelle que cette distillerie, comme d’autres, s’est mise à fabriquer du désinfectant pour les mains. 

Elle a fait la fée des dents.

Chaque carreau prenait d’abord naissance dans un cahier de notes où elle dessinait un croquis, souvent à partir d’une photo trouvée sur Internet qu’elle adaptait. Puis, elle prenait la laine et les broches pour le reproduire de son mieux. Elle a détricoté souvent et retricoté encore.

Elle avait le temps.

Francine a bien sûr immortalisé le trio du point de presse de 13h, qui a été suivi à un certain moment par plus de deux millions de Québécois. Elle a fait le visage du premier ministre François Legault et sa célèbre citation «envoye à maison», celui d’Horacio Arruda et son non moins célèbre mantra d’«aplatir la courbe». 


Chaque carreau prenait d’abord naissance dans un cahier de notes où Francine Voyer dessinait un croquis.

En haut à gauche du visage de Danielle McCann, un lit d’hôpital, avec «6000 lits» brodé dessous, vidés pour la pandémie.

Sur le lit, une femme branchée à un soluté. «C’est moi.»

Quand on regarde de près, on voit que le soluté est composé de trois lignes. C’est sa chimiothérapie. «On m’injectait trois produits.» On lui a trouvé un cancer en janvier, on l’a opérée trois semaines plus tard et elle a reçu en avril quatre traitements de chimio préventive pour mettre toutes les chances de son côté.

Elle a rencontré le 15 mars le médecin qui l’avait opérée, le Québec venait d’être mis sur pause et avec lui, à peu près toutes les chirurgies. «Mon médecin m’a dit qu’elle ne pouvait plus voir personne, que les gens devaient faire de la chimio en attendant d’être opérés. Quand je suis sortie, je pleurais…»

Elle ne le savait pas en février, mais elle a eu de la chance.

Alors, pendant le confinement, les «ça va bien aller» et «les beaux jours s’en viennent» avaient encore plus d’écho pour Francine, 63 ans, elle les a tricotés et posés bien en vue dans sa fresque de laine. Et vraiment tout en haut, elle a brodé une citation du maire de Québec Régis Labeaume, «on va se tricoter un été».

On y est arrivé, malgré tout.

Francine aussi, un peu après tout le monde, le temps que son système immunitaire se refasse. Elle a eu le feu vert de son médecin au début août. «J’ai pu prendre ma voiture et aller moi-même faire des commissions. Je découvre plein de choses, les flèches au sol, les liquides désinfectants pour les mains qui ne sentent pas toujours bon! Je redécouvre le monde tranquillement…»

La veille de ma visite, elle et son mari ont reçu leurs deux enfants à souper, et leurs amoureux, c’était la première fois depuis six mois. «On s’est revu les six ensemble pour la première fois hier. La dernière fois, c’était le 29 février pour le mariage de ma fille, c’était un mariage assez coloré! Pendant le confinement, on regardait les photos, ça nous a laissé le souvenir du plaisir qu’on a eu.»

Francine, elle, tricotait le présent, patiemment, pour qu’on se souvienne.

Une maille à l’endroit, le monde à l’envers.