Le mouvement anti-masques: rien n’est vrai, tout est possible

Pour eux, le masque est une «muselière». Un outil pour bâillonner la population. Les plus paranoïaques ne croient pas que la COVID-19 soit très dangereuse, en supposant même qu’elle existe. De Québec à Washington en passant par Montréal ou Madrid, le mouvement anti-masques est devenu un univers parallèle, avec ses héros, sa version de la science et sa propre réalité. Un monde où rien n’est vrai, mais où tout est possible.


Québec, 23 août 2020. Quelques milliers de personnes marchent dans les rues pour dénoncer l’obligation de porter un masque à l’école. Leurs pancartes parlent des «droits de l’enfant», de «liberté d’expression», de «dictature» et de «trahison». Dans la foule, on croise des parents inquiets. Des gens qui ne comprennent plus les directives de la santé publique. Des anti-vaccins. Des partisans de Donald Trump avec leur slogan «Make Quebec Great Again». Sans oublier quelques illuminés, comme les apôtres d’un Jésus anti-masque qui rend «libres».

Bienvenue dans le «Big Bazar» anti-masques. En cherchant bien, on trouve même des disciples de QAnon, un mouvement qui prétend que le monde est dirigé par une vaste conspiration d’élites pédophiles, parmi lesquels on remarque Hillary Clinton, Barack Obama, Tom Hanks et Bill Gates. Heureusement, au milieu du chaos, le «superhéros» Donald Trump tente de redonner le pouvoir au peuple!1 Les QAnons les plus allumés soutiennent que le candidat démocrate Joe Biden et le pape François ont été assassinés et qu’ils ont été remplacés par des... hologrammes. Il fallait y penser.(2)

La manifestation anti-masques du 23 août à Québec.

Qu’est-ce qui unit les manifestants de Québec et ceux qu’on voit défiler à Montréal, à Chicoutimi ou à Berlin? Probablement le sentiment de faire partie d’une minorité qui «voit clair», contrairement au reste du «troupeau». «Une minorité qui est passée de l’autre côté du miroir, comme dans Alice au pays des merveilles», m’explique un manifestant. Une pancarte attribuée au groupe Anonymous, emblème du cyber­activisme, résume cette vision des choses. «La population se compose des 1 % qui contrôlent le monde, de 90% d’endormis et de 5 % qui savent. Ceux-là doivent réveiller les 90 % qui dorment.»(3)

Tant pis si le total n’aboutit pas à 100 %...

George Orwell et les Calinours

À Québec, la figure la plus connue du mouvement, l’ancienne animatrice de TQS, Josée Turmel, joue de prudence. Elle invite les gens à «se poser des questions». Rien à voir avec l’actrice Lucie Laurier, qui s’est fait ridiculiser pour avoir déclaré que le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, n’est pas un scientifique [NDLR il détient un doctorat en médecine]. Même la musique de la marche de Québec, plutôt nostalgique, ne révolutionne pas le genre. Ça va de Another Brick in the Wall à une version sirupeuse de Il faudra leur dire de Kids United. Bref, on se situe quelque part entre 1984, de George Orwell et les Bizounours...

Sur le terrain, l’ambiance est plutôt amicale. «Savez-vous qu’il y a plus de virus que de cellules dans le corps humain? demande une femme au regard perçant. Elle enchaîne en racontant l’histoire de sa grand-mère de 90 ans, privée de visites et de câlins durant des mois. «Même lors des funérailles d’un de ses fils, elle a dû garder ses distances avec la famille. Personne n’a pu la serrer dans ses bras. Vous trouvez ça humain?»

«Le masque, ça sert à contrôler la population, m’explique François, un gars venu de Trois-Rivières. On exagère le danger pour créer la peur.» François remet en cause les chiffres sur les morts de la COVID-19. Il n’a pas honte de dire qu’il adhère à plusieurs théories du complot. Attention, pas n’importe lesquelles. «Les niaiseries comme la terre plate, ça ne sert qu’à nous discréditer…» Il croit plutôt à l’emprisonnement d’Hillary Clinton et de plusieurs autres, après la réélection de Donald Trump...

«Pas de vaccin, pas de 5G, pas de masque», peut-on lire sur une affiche à Madrid, le 16 août.

Il n’empêche. Ailleurs, le ton monte. Cet été, plusieurs commerçants ont maille à partir avec des gens qui refusent les consignes sanitaires. À Sainte-Foy, la succursale d’une école de conduite a fermé ses portes à cause de clients trop agressifs.(4) Même chose pour une microbrasserie de Neuville.(5) On finit par oublier que les anti-masques peuvent posséder un solide sens de l’humour. «L’erreur, ce fut d’appeler la chose “coronavirus”, écrit un militant sur Twitter. Si on l’avait surnommée “Canadien de Montréal”, elle serait déjà éliminée...»

Le masque qui tue?

C’est entendu. Un peu partout, la majorité de la population accepte l’obligation de porter un couvre-visage. Mais une minorité résiste. À Brasilia, la capitale du Brésil, les «anti» ont manifesté contre le «comunovirus», un prétendu complot communiste qu’ils jugent plus dangereux que le coronavirus.(6) Le 1er août, à Berlin, ils étaient 20 000 à participer à une journée «de la liberté», sans masque et sans distanciation.(7) Tout l’été, dans la capitale allemande, des soirées clandestines ont été organisées dans les parcs, au milieu de la nuit.

La police n’arrive pas à suivre le rythme...(8)

Même en Espagne, l’un des pays les plus durement touchés par la pandémie, des manifestants sortent dans la rue. Le 16 août, à Madrid, des centaines de gens portaient des pancartes proclamant «Le virus n’existe pas», «Le masque tue» ou «Nous n’avons pas peur».(9) Le mouvement est animé par le chanteur Miguel Bosé, un habitué des complots.10 Bosé estime que la pandémie constitue un «grand mensonge». Il fait déjà campagne contre un vaccin, en affirmant qu’il servira à implanter des micropuces dans le corps des gens, pour mieux les contrôler avec le réseau de télécommunication 5G. Fiou. Le complot ultime!11

Finies les politesses. Sur les réseaux sociaux, les «anti» et les «pro» s’insultent à qui mieux mieux. Pour épargner les enfants qui lisent ces lignes, nous vous faisons grâce des pires échantillons. Il suffit de dire qu’en France, des intellos anti-masques rebaptisent les gens dociles les «moutruches», une contraction de «mouton» et «d’autruche».(12) En guise de représailles, un chroniqueur compare la cohérence des anti-masques à celle d’une coquerelle qui vient d’être aspergée d’insecticide….

Made in USA

Reste que le berceau du mouvement anti-masques se trouve aux États-Unis. Dès le mois de mars, des manifestants y dénonçaient des mesures de confinement «excessives». Mais le mouvement devient vite le point de ralliement de militants plus radicaux, qui lui font prendre un virage assez sinistre. Dans le Kentucky, une effigie du gouverneur est pendue. À Raleigh, en Caroline du Nord, un manifestant se promène avec un lance-roquette.(13) Dans le Michigan, des manifestants armés participent à l’occupation de l’Assemblée législative.(14)

Tout en haut, le président Donald Trump entretient la confusion. «Libérez la Virginie et sauvez votre grand 2e amendement [sur le port d’armes], qui est partout menacé,» a-t-il écrit sur Twitter.(15) Un jour, il refuse de porter le masque. Le lendemain, il le présente comme un objet «patriotique». Pour le meilleur, mais surtout pour le pire, le masque devient politique. En juillet, un sondage Gallup révèle que 94 % des électeurs démocrates le portaient «toujours» dans les endroits publics. La proportion atteint à peine 46 % chez les républicains.(16)

«Sans masque! Vous êtes démasqué», peut-on lire sur la pancarte lors d'une manifestation à Berlin le 1er août.

Au passage, on notera que Donald Trump multiplie les clins d’œil aux théories du complot. À la fin juillet, sur les ondes de Fox News, il déclare que le taux de mortalité de la COVID-19 aux États-Unis se situe parmi les plus faibles du monde.(17) Une affirmation qui contredit les chiffres de sa propre administration. Plus tard, le président salue le mouvement QAnon comme un groupe de patriotes.(18) Il fait aussi la promotion de personnalités controversées, notamment la médecin Stella Immanuel, qui prétend qu’il existe un médicament contre la COVID-19 à base d’hydroxychloroquine.19 Selon elle, un vaste complot empêche la population d’en profiter.

Auparavant, Mme Immanuel s’était distinguée en établissant un lien entre certaines maladies et les relations sexuelles avec des démons.(20) Ou en accusant les Pokemon de faire la promotion de la sorcellerie...(21)

Interdire les chips pour lutter contre le coronavirus?

À quoi bon se le cacher? Les anti-masques ont beau jeu de relever les contradictions des autorités. Au Québec, le directeur national de Santé publique, Horacio Arruda, a d’abord déconseillé le port généralisé du masque, avant de se raviser.(22) Même chose aux États-Unis, où le grand pontife de la santé publique, Anthony S. Fauci, a longtemps répété «qu’il n’y avait pas de raison» d’imposer le masque à tout le monde.(23) En France, le ministre de la Santé, Olivier Véran, qualifiait le masque «d’inutile», sauf pour les malades et les soignants. Aujourd’hui, Monsieur prône le masque partout, y compris dans la rue...

Ici et là, les autorités profitent aussi de la pandémie pour «corriger» les mauvaises habitudes de vie de la population. Le coronavirus a le dos large. Au Mexique, une dizaine d’États ont banni la vente de boisson gazeuse, de chips et de sucrerie aux moins de 18 ans… sous prétexte que l’obésité aggrave les risques de développer une forme aiguë de la maladie.(24) En Afrique du Sud, la vente de cigarettes a été interdite durant... 144 jours, parce que les fumeurs sont considérés davantage «à risque».(25)

Une mention spéciale à l’Allemagne, où les directives sur le masque à l’école ressemblent à la maison des fous d’Astérix. Preuve que la même science ne produit pas toujours les mêmes effets. À Berlin, les élèves portent le masque seulement en dehors de la classe et dans les petits espaces clos. À Hambourg, le masque est obligatoire partout, y compris dans la classe. En Bavière, il faut le porter dès la 1re année, tandis que dans le Bade-Wurtemberg, c’est à partir de la 5e. Ajoutons que dans le Schleswig-Holstein, les autorités recommandent «fortement» le port d’un couvre-visage, mais sans obligation. À ne pas confondre avec la Saxe, où chaque école peut édicter sa propre politique…(26)

Les farceurs disent que même le coronavirus ne peut plus s’y retrouver...

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En 2020, comme en 1919?

La morale de cette histoire appartient au médecin sénégalais Sheik Niang qui travaillait en Guinée, lors de l’épidémie d’Ebola de 2014. «Une épidémie, ce n’est pas seulement un problème médical qu’on résout avec la science et les vaccins», a-t-il expliqué. À son arrivée en Guinée, le médecin avait été estomaqué. Malgré les ravages de l’épidémie, beaucoup de gens croyaient que le virus était un canular! À force de parler avec eux, M. Niang avait pourtant fini par comprendre. La plupart ne rejetaient pas la science. C’est seulement qu’ils se sentaient bousculés, voire méprisés par les consignes officielles. À la fin, le médecin estime que le virus a été vaincu grâce au rétablissement de la «dignité» et de la «confiance».27

Difficile de conclure sans un rappel du mouvement anti-masque qui a vu le jour aux États-Unis, au plus fort de l’épidémie de grippe espagnole, il y a 100 ans. Le phénomène prend une importance particulière à San Francisco, où le masque à «quatre épaisseurs» est obligatoire dès le mois d’octobre 1918. Les contrevenants s’exposent à 10 $ d’amende [150 $ en argent d’aujourd’hui] ou à 10 jours de prison. Dans la seule journée du 9 novembre 1918, plus de 1000 personnes sont arrêtées.

La riposte s’organise. En janvier 1919, une Ligue anti-masque est fondée. Des milliers de personnes participent à ses assemblées, y compris de nombreux médecins. Les «anti» dénoncent le masque comme une «muselière» et un «nid à microbes». Plusieurs estiment qu’il représente un danger. Dans les commerces, les engueulades se multiplient...

À la fin, San Francisco se «distinguera» comme l’une des villes américaines les plus touchées par la grippe, avec plus de 3000 morts. Malgré tout, elle garde le souvenir amusé d’un cheminot, Frank Cocciniglia, qui refuse obstinément de porter un masque. Condamné à cinq jours de prison, M. Cocciniglia se montre très satisfait.

— Ça me convient parfaitement, explique-t-il au juge étonné. Là-bas, je ne serai pas obligé de porter le masque.28

NOTES

(1) «QAnon Explained: the Antisemitic Conspiracy Theory Gaining Traction Around the World», The Guardian, 25 août 2020.

(2) «Inside the Boogaloo – America’s Extremely Online Extremists», The New York Times Magazine, 19 août 2020.

(3) «“Antimasques” : la défiance se propage», Libération, 4 août 2020.

(4) «Des “clients agressifs” forcent une école de conduite de Sainte-Foy à fermer, Le Soleil, 3 août 2020.

(5) «COVID: un pub de Neuville ferme après des insultes envers son personnel», Le Soleil, 1er août 2020.

(6) Covid-19 au Brésil : les militants pro-Bolsonaro en croisade contre le confinement, France 24, 23 mai 2020.

(7) «Thousands in Berlin Protest Coronavirus Restrictions in “Freedom Day” March as Cases Continue to Rise», The Washington Post, 1er août 2020.

(8) «Tempers Flare Over German Mask Requirement», Der Spiegel, 19 août 2020.

(9) L’Espagne multiplie les restrictions face au rebond de contaminations, Agence France Presse, 18 août 2020.

(10) La inquietante Escalada «conspiranoica» de Miguel Bosé, ABC, 13 juin 2020.

(11) «How America’s Alt-Right Is Fuelling Europe’s Anti-Mask Protests», www.huffington post.co.uk, 19 août 2020.

(12) «Covid-19 : plongée dans les groupes Facebook des anti-masques», Le Parisien, 19 juillet 2020.

(13) «Letter from Michigan: Nothing to Lose But Your Masks», The New Yorker, 24 août 2020.

(14) Armed Protesters Enter Michigan’s State Capitol to Demand End to Coronavirus Lockdown, ABC News, 1er mai 2020.

(15) @realDonaldTrump sur Twitter, 17 avril 2020.

(16) «Fed up with Anti-maskers, Mask Advocates are Demanding Mandates, Fines – and Common courtesy», The Seattle Times, 18 août 2020.

(17) Transcript : «Fox News Sunday» Interview with President Trump, Foxnews.com, 19 juillet 2020.

(18) «Touting Conspiracy Theories, Trump Welcomes Fringe Views Into the Political Mainstream», The Washington Post,

20 août 2020.

(19) Le 15 juin, la Food and Drug Administration (FDA) a révoqué l’autorisation d’utiliser le produit comme pour traitement d’urgence de la COVID-19, en citant son efficacité limitée et les effets secondaires.

(20) Stella Immanuel - the Doctor Behind Unproven Coronavirus Cure Claim, bbc.com, 29 juillet 2020.

(21) Misinformation on Coronavirus is Proving Highly Contagious, Associated Press, 29 juillet 2020.

(22) Le Dr Arruda demande de ne pas utiliser de masques à des fins préventives, La Presse Canadienne, 18 mars 2020.

(23) «At the Heart of Dismal U.S. Coronavirus Response, a Fraught Relationship with Masks», The Washington Post, 28 juillet 2020.

(24) «Mexico Moves to Ban Junk Food Sales to Children, Citing Obesity as Coronavirus Risk Factor», The Washington Post, 19 août 2020.

(25) «En Afrique du Sud, l’interdiction du tabac a donné un coup de fouet au marché noir», Le Monde, 19 août 2020.

(26) «Tempers Flare Over German Mask Requirement», Der Spiegel, 19 août 2020.

(27) «How to Actually Talk to Anti-Maskers», The New York Times, 22 juillet 2020.

(28) «The Mask Slackers of 1918», The New York Times, 3 août 2020.