Plus de 30 ans plus tard, Le Soleil s’est entretenu avec le fondateur de la L.A.M. qui a enfin décidé d’écrire, dans un volume de 297 pages intitulé Poseurs? : Scalpeurs de skins de la L.A.M. et publié chez Librinova, l’histoire fascinante et un peu folle de la naissance de cette bande de skinheads et de punks déterminés à combattre le racisme.
À une époque où les rues sont envahies de manifestants à la suite du décès de George Floyd, tué lors de son arrestation par un policier de Minneapolis, Acouetey «Junior» Jocy (ce n’est pas son vrai nom, il préfère taire sa véritable identité pour ne pas nuire à son travail dans un organisme non gouvernemental international) nous replonge au cœur de la lutte antiraciste de la fin des années 1980 et du début des années 1990. C’était alors à la suite du décès de deux autres jeunes Noirs, Anthony Griffin et Marcellus François, sous les balles de la police de Montréal que les militants avaient pris d’assaut les rues de la métropole.
On apprend ainsi comment le fils d’un père africain et d’une mère française, née dans l’Hexagone, mais ayant passé son adolescence et le début de sa vie adulte à Montréal a été à l’origine de la L.A.M., qui s’était d’abord fait connaître en assurant la sécurité lors de certains spectacles de la première tournée d’adieu du groupe punk français Bérurier Noir au Québec.
«Nous avons créé la L.A.M. un peu en réponse à la violence des skins d’extrême-droite à Montréal. À cette époque, les immigrants, les Noirs, les punks, les rockers, les couples mixtes, les gais se faisaient écœurer par les skins néonazis, qui étaient toujours prêts à se battre. Il y avait des spots que tu devais éviter pour avoir la paix», explique Junior, qui partage maintenant son temps entre le Québec, la France et l’Afrique.
«Les néonazis venaient foutre la merde dans les clubs et dans les shows et il fallait quitter si on ne voulait pas se faire sauter dessus ou être obligés de se battre... Et en même temps, il y avait le Ku Klux Klan qui tentait aussi de recruter à Montréal», poursuit celui qui était à l’époque étudiant à l’Université McGill.
Des skinheads néonazis du West Island, de Notre-Dame-de-Grâce, des gangs aux noms assez particuliers comme les Grey Braces Skins, les White Brains Skins ou des punks nazis, des factions qui parfois ne s’entendaient pas bien entre elles, mais qui faisaient régner un climat de terreur dans la métropole.
Junior et ses amis ont donc décidé de combattre le feu par feu : en créant une gang de rue capable de répondre à l’intimidation et aux attaques des groupes racistes, de les démasquer et de les dénoncer. Parmi les membres des premières heures, trois sont aujourd’hui décédés : Antonio Lorté, aussi président de S.O.S. Racisme, Michel «Big Michel» Larouche, légendaire videur du bar Les Foufounes Électriques et un jeune punk du nom de Pascal Bernier.
Dans son livre, Junior ne nomme d’ailleurs pas les autres membres du groupe, pas même Alain Dufour, qui a pourtant été président de la L.A.M. et son visage médiatique pendant plusieurs années, qui hérite plutôt du surnom de «Chow-Chow», mais qu’on devine à travers les écrits de l’auteur. Il y a aussi «Apax», dont Junior mentionne à la fin qu’il était le chanteur du groupe punk Banlieue Rouge Safwan Hamdi. À part ça, pas un mot sur ce que sont devenus les anciens «Lamistes», dont plusieurs refusent encore d’être identifiés quand ils parlent de cette époque.
«Ça fait 30 ans, c’était notre jeunesse! On avait tous 18-20 ans et il y a des choses qu’on a faites à l’époque, même si c’était positif, on a changé, on a évolué. Ce n’est pas qu’on soit devenus des “mononcles”, mais il y en a qui n’ont pas envie qu’on sache qu’ils ont eu un passé un peu violent», explique Junior.
«On pense aussi à nos enfants, si on en a. On ne veut pas qu’ils soient mêlés à ça. Sans le renier, je sais que ça dérange certaines personnes que ce livre sorte. Je me suis fait dire : “Je ne veux pas que mon fils voie ça!”» poursuit celui dont les anciens acolytes appuient cependant majoritairement son projet littéraire.
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Grâce aux Bérus
C’est beaucoup grâce au groupe Bérurier Noir que la Ligue antifasciste de Montréal (L.A.M.) avait pris son envol en 1989. Le groupe punk français, qui faisait alors sa première «tournée d’adieu» au Québec, avait en effet décidé d’embaucher le gang antiraciste montréalais comme service de sécurité à la suite d’un spectacle où des skinheads racistes avaient causé du grabuge l’année précédente à Québec.
«Lors d’un des spectacles au Spectrum de Montréal, Laurent [Katracazos, le guitariste de Bérurier Noir] nous avait présentés sur scène et j’avais même prononcé un petit discours avec le chanteur de Banlieue Rouge Safwan Hamdi», raconte Junior, qui portait alors un passe-montagne noir qui lui avait valu son surnom de Baron Noir.
Quelques jours plus tard, la L.A.M. allait faire de nouveau les manchettes lors d’un événement survenu encore une fois au Spectrum. Des skinheads néonazis avaient attaqué des spectateurs qui attendaient pour assister à un autre spectacle de Bérurier Noir et les membres de la L.A.M. et la foule avaient répliqué et fait un mauvais parti aux groupes d’extrême droite, les amenant à prendre leurs jambes à leur cou.
Membership à la hausse
«Les Bérus nous ont beaucoup aidés. Ils ont parlé de nous, ils ont invité les spectateurs à se joindre à nous», explique Junior. En fait, même le titre de son livre provient de Laurent Katracazos, qui lui avait dédicacé un album en signant «Longue vie aux scalpeurs de skins de la L.A.M.»
«Après le passage des Bérus, on manquait de place pour mettre le monde lors de nos réunions. On a presque été victimes de notre succès, on se retrouvait avec plusieurs personnes qui voulaient devenir membres et il fallait filtrer», poursuit-il, ajoutant que d’une quinzaine de membres, l’effectif de la L.A.M. est vite passé à 50, puis à plus de 100 membres et même plusieurs centaines quand il s’est plus tard transformé en organisme sans but lucratif dédié à combattre le racisme pour laisser tomber son côté «gang de rue».
Des erreurs
Même si son bouquin se consacre surtout aux deux premières années de la L.A.M. avant la transformation en organisme sans but lucratif, Junior aborde les dernières années et même la fin et certaines «erreurs» commises par la L.A.M. dans le dernier chapitre de son ouvrage. «Tu sais, un organisme non gouvernemental cherche toujours du financement et dépend des subventions. Quand tu es trop collé sur un parti politique, c’est possible que tu en paies le prix quand il y a un changement de gouvernement», explique-t-il, indiquant que la L.A.M. était devenue selon lui un peu trop proche du Parti québécois et du Bloc québécois.
Junior est aussi très critique quant à l’épisode des émeutes de la Saint-Jean de 1996 à Québec. La L.A.M. avait alors pointé du doigt, à tort, de jeunes punks anarchistes associés au fanzine Démanarchie comme étant responsables du saccage. «Cet épisode et la collaboration avec la police, ce n’était vraiment pas une bonne idée parce que ça nous a un peu coupés des activistes anarchistes qui avaient auparavant toujours collaboré avec nous», conclut Junior, qui était rentré en France et ne faisait plus partie de la L.A.M. à ce moment-là. Ian Bussières
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Et aujourd’hui?
Junior Jocy l’avoue : il aurait aimé que la Ligue antifasciste de Montréal traverse les années et s’impose encore aujourd’hui comme une référence dans la lutte contre le racisme au Québec, comme le fait le Southern Poverty Law Center aux États-Unis.
«Aujourd’hui par contre, ce n’est plus la même dynamique. On voit une influence plus forte des populistes en Europe, comme Viktor Orban en Hongrie ou le Rassemblement National [autrefois Front National] qui est devenu mainstream en France. Au Québec, ce n’est pas la même réalité. Même si la menace existe toujours et que des loups solitaires comme le tueur de la mosquée de Québec peuvent frapper, avec le bipartisme, on risque moins de voir un parti extrémiste prendre le pouvoir», raconte-t-il.
Il déplore aussi les tentatives faites par certains de démoniser les mouvements antifascistes. «[Le président américain Donald] Trump les met dans le même sac que les néonazis!» Junior profite tout de même de l’occasion pour faire quelques suggestions aux militants de 2020. «Quand la violence est utilisée, les gens n’aiment pas ça. Comme quand un homme avec un drapeau des patriotes avait été frappé à une manifestation, comme quand il y a association avec des casseurs. Ce n’est pas nécessairement bon pour l’image.»
Le fait que certains groupes fonctionnent beaucoup en secret n’aiderait pas non plus leur cause, selon lui. «Je ne vois pas pourquoi on devrait avoir peur des médias. Il y a des journalistes qui sont bien et qui, à l’époque, nous ont beaucoup aidés. Ce n’est pas mauvais du tout d’avoir l’opinion publique de ton côté!», indique celui qui avait à l’époque fait la Une du défunt quotidien anglophone Montreal Daily News en plus d’apparaître dans les pages du quotidien The Gazette et de participer à l’émission de télévision Le match de la vie. Ian Bussières
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Quelques faits d’armes
Les membres de la Ligue antifasciste de Montréal (L.A.M.) ont fait les manchettes à quelques reprises lors des débuts de l’organisation. Leur présence venait changer un peu le paradigme pour les bandes néonazies qui semaient la terreur dans la métropole et qui se retrouvaient dorénavant plus souvent en minorité devant les antiracistes.
Dans son livre, Acouetey «Junior» Jocy raconte quelques faits d’armes de la «guerre» de la L.A.M. et d’autres antifascistes contre les groupes d’extrême-droite.
Junior et un ami avaient été attaqués à un certain moment par une douzaine de jeunes skinheads dans une camionnette blanche, mais n’avaient pas porté plainte à la police. Il faut savoir qu’à l’époque, les policiers du défunt poste 33 du Service de police de la communauté urbaine de Montréal (SPCUM) avaient très mauvaise réputation, notamment pour leur attitude envers les immigrants et les Noirs.
Bagarre à La Ronde
La «bataille de La Ronde», survenue le 12 mai 1990 lors de l’ouverture du célèbre parc d’attractions, avait aussi marqué les esprits. Une cinquantaine de néonazis s’y étaient rendus pour y intimider les jeunes d’origine immigrante et les antiracistes.
De jeunes membres de la L.A.M. s’étaient alors unis avec de jeunes Haïtiens pour leur faire face et, rapidement, d’autres jeunes Noirs qui auraient été liés aux gangs de rue seraient ensuite arrivés rapidement sur place, de sorte que c’est une horde de plus d’une centaine de Noirs et d’antiracistes qui avait violemment chassé les néonazis des lieux, une bagarre qui s’était poursuivie jusque dans le métro.
Suprémacistes blancs chassés
Les actions de la Ligue antifasciste de Montréal avaient aussi permis de lever le voile sur une boutique du centre-ville de Montréal qui vendait des vêtements importés de Grande-Bretagne, mais qui était aussi un repaire de néonazis où on vendait de la littérature et de la musique raciste sous le manteau.
La boutique IXL était gérée par le suprémaciste blanc et chanteur du groupe néonazi Cross, Alaric Jackson (aucun lien avec le plaqueur des Hawkeyes de l’Université d’Iowa, un Noir, qui porte le même nom), et son oncle Roderick Jackson.
Les actions et les gestes de dénonciation de la L.A.M. ont éventuellement poussé les Jackson à rentrer à Toronto, où ils possédaient aussi une boutique du même nom qui a finalement aussi fermé ses portes à la suite des démarches de groupes antiracistes ontariens.
Quant à la cellule montréalaise du Ku Klux Klan Longitude 74, qui tentait alors d’étendre ses tentacules au Québec, on n’en a plus entendu parler ensuite. Selon Junior Jocy, celui qui était alors leur leader dans la Belle Province, Michel Larocque, aurait plus tard agi comme informateur de la L.A.M. pour ensuite déménager à Québec dans les années 2000 et se joindre au regroupement d’extrême-droite La Meute. Larocque a également fait partie de Révolution Ptrk, un autre groupuscule brièvement mis en place par le président démissionnaire de la Meute, Patrick Beaudry. Ian Bussières