Applications de traçage de contacts: entre doute et inquiétude

POINT DE VUE / Le déploiement des applications numériques de traçage soulève des enjeux sociaux et juridiques cruciaux, en termes notamment de sécurité et de protection de la vie privée. La Commission de l’éthique en science et en technologies du Québec s’est exprimée à ce sujet ainsi que d’autres chercheurs et acteurs sociaux. Nous estimons pour notre part que l’efficacité technique de ce traçage ainsi que la faisabilité de sa mise en œuvre opérationnelle dans des conditions démocratiques acceptables demeurent encore questionnables. 


Des doutes persistent quant à l’efficacité de ces applications, même celles qui semblent les plus évoluées technologiquement comme COVI, que le Mila, institut québécois de recherche en intelligence artificielle, dévoilait le 18 mai dans un livre blanc. Dans ce cas, le recours à l’intelligence artificielle nous est présenté comme la réponse aux faiblesses des applications plus classiques. Or, les informations demeurent lacunaires et souvent contradictoires au sujet des modalités techniques d’apprentissage du prédicteur IA, et d’évaluation des probabilités de contagiosité. L’effet boîte noire de l’IA est encore et toujours présent. On ne sait trop comment sont prises en compte les variations de force de signal Bluetooth (distance) et la durée des rencontres dans les mesures de proximité. On nous garantit l’anonymat alors que de nombreux travaux en sécurité et vie privée démontrent que cette garantie est pratiquement impossible sans une perte substantielle de précision des données.

L’absence de détails concernant la démarche scientifique entourant le déploiement de COVI suscite des inquiétudes, alors que précisément l’argument d’autorité scientifique de l’équipe de recherche est largement utilisé. De fait, on nous propose une expérimentation grandeur nature. On nous rassure en nous disant même que, grâce à l’IA, le seuil de 60% d’utilisateurs n’est pas nécessaire. On nous dit que l’application permettrait quoi qu’il en soit d’alimenter le meilleur modèle épidémiologique jamais développé. Or l’atteinte à des droits ne peut être justifiée que si les bénéfices que l’on retire de la mesure attentatoire sont proportionnés. Sans cette démonstration, on nous invite à porter atteinte à des droits sur la base d’un simple exercice de foi.

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Le Mila insiste sur le fait que la part des données centralisées (nécessaires à l’entrainement du prédicteur) ne serait pas placée sous l’autorité de l’État, mais sous celle de l’OBNL “COVI Canada” récemment enregistrée sous la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif. Il est prévu que la structure soit mise en œuvre par un CA indépendant. Au fait, aucune application de traçage ne pourra être distribuée sur Apple ou Android Store sans la reconnaissance officielle d’un gouvernement. Toujours selon les sources Google-Apple, seules les applications officielles des autorités de santé publique bénéficieront de l’interopérabilité entre les appareils Apple et Android. On comprend pourquoi plusieurs promoteurs d’applications se livrent à un intense lobbying dans le plus grand secret. Quoi qu’il en soit les modalités de collaboration potentielle avec les services de santé publique demeurent très floues. Si une application devait alimenter les modèles épidémiologiques de ces services, il y aurait nécessairement transfert d’informations, et la question du consentement éclairé des usagers se poserait.

Ces craintes concernent toutes les applications, celles dont les promoteurs agissent en coulisse, sans doute encore davantage. Les technologies numériques peuvent certainement participer de la lutte contre la pandémie. Pour autant, elles ne constituent pas un “remède numérique» à la crise. Les mesures de distanciation, de port des masques, de mobilités; le traçage manuel, les analyses épidémiologiques montrent déjà leurs efficacités. Il est crucial de soutenir ces efforts.

Québec Solidaire déposait le 28 mai dernier, une motion demandant un débat public sur le choix des applications de traçage. Cette motion proposait en particulier que l’Assemblée nationale mandate la Commission des institutions de tenir deux journées de consultation afin que les député.e.s puissent entendre les promoteurs d’application (dont le Mila, cité explicitement) ainsi que des experts du domaine, de manière à « émettre des recommandations sur la pertinence, l’utilité et, le cas échéant, les conditions d’acceptabilité sociale de telles applications ». La motion a été rejetée par la majorité gouvernementale, au prétexte, semble-t-il, que la Commission des institutions ne serait pas le véhicule le plus pertinent et que le calendrier proposé n’était pas réaliste. 

Il est pourtant de la plus haute importance qu’un véritable débat de société ouvert et transparent soit engagé. Sur le plan scientifique, ce débat doit être interdisciplinaire et un protocole d’audit et d’approbation des applications doit être débattu et mis en place. Car, même si les questions de protection de la vie privée étaient réglées, des enjeux plus fondamentaux demeurent: quels impacts sur nos vies et sur notre rapport à la surveillance à long terme? Quelles garanties légales que ces technologies ne s’imposeront pas comme des conditions d’accès aux commerces, aux lieux de travail, aux moyens de transports...? Quelles garanties de ne pas voir ces solutions « temporaires » s’imposer dans la permanence?

Nous proposons également d’engager la population dans un usage proactif et réflexif de ces applications qui, s’il est bien encadré, peut constituer un moyen de sensibilisation. Nous invitons les autorités publiques à rapidement ouvrir le dialogue, à faire acte de pédagogie, à rassurer et à prendre des engagements clairs pour contrer les risques. Maintenir les usagers dans un rôle de capteur passif de données n’est certainement pas la voie la plus efficace pour susciter l’adhésion et lever les craintes. Organiser le déploiement de manière à faire de chacun un véritable « actionneur » de traçage est certainement plus efficace. C’est le moment de susciter la prise de conscience du rôle majeur que les décisions individuelles et collectives quotidiennes jouent dans les dynamiques sociétales.

Signataires

  • Alexandra Bahary (UQAM)
  • Guillaume Blum (Université Laval)
  • Stéphane Couture (Université de Montréal)
  • Hugo Cyr (UQAM)
  • Claire Estagnasié (UQAM)
  • Louise Laforest (UQAM)
  • Guillaume Latzko-Toth (Université Laval)
  • Tracey Lauriault (Université Carleton)
  • Anne-Sophie Letellier (Crypto.Québec, UQAM)
  • Fenwick McKelvey (Université Concordia)
  • Marie-Jean Meurs (UQAM)
  • Florence Millerand (UQAM)
  • Mélanie Millette (UQAM)
  • André Mondoux (UQAM)
  • Madeleine Pastinelli (Université Laval)
  • Serge Proulx (UQAM)
  • Jonathan Roberge (INRS)
  • Stéphane Roche (Université Laval)
  • François Tanguay-Renaud (York University)
  • Sophie Toupin (Université McGill)