Au début de la pandémie, les médias ont beaucoup parlé du fameux «taux de reproduction de base» du virus, ou «R0», qui est le nombre moyen de personnes que chaque malade va infecter. En général, les études arrivent à un R0 entre 2 et 3 pour la COVID-19, ce qui signifie que chaque personne qui contracte la maladie va la refiler à 2 ou 3 autres personnes en moyenne. Par comparaison, le R0 de la grippe saisonnière est généralement d’environ 1,3 à 1,5.
Mais voilà, comme toutes les moyennes, ce R0 gomme une partie de la réalité. «Certains segments de la population ont plus de contacts que d’autres [et] comme les contacts jouent un grand rôle dans le R0, on peut observer beaucoup de variation dans les R0. […] À la limite, même, chaque individu a son propre R0», explique Benoît Mâsse, chercheur en épidémiologie à l’Université de Montréal.
C’est pour cette raison que les épidémiologistes calculent aussi un «facteur de dispersion», ou «k», qui grosso modo indique jusqu’à quel point le R0 varie d’un groupe ou d’un individu à l’autre. Il existe plusieurs manières de le calculer, mais en général il varie entre 0 et 1. Plus il est proche de 1, plus la propagation est homogène et régulière : la plupart des malades vont infecter à peu près le même nombre de gens. À l’inverse, plus le k approche de 0, et plus la maladie progresse par «à coup», par bonds imprévisibles : une grande partie des malades n’infecteront personne ou presque, mais une petite minorité sera responsable de la majorité de la propagation (ce sont les fameux «super propagateurs»).
Or bien que certaines études aient placé la COVID-19 parmi les maladies qui progressent de manière régulière et prévisible, dans l’ensemble «il semble y avoir une tendance pour un k relativement petit aux alentours de 0,1», indique M. Mâsse. Concrètement, un k aussi bas signifie que 80 % des infections sont causées par environ 10 % des malades : «Si vous avez 100 personnes qui en infectent 300 autres, il y en a 10 qui seront responsables de 240 infections tandis que les 90 autres seront responsables de 60 infections», illustre-t-il.
Bref, si ce coronavirus était un animal, nous n’aurions pas affaire à une fourmi qui se déplace en faisant toujours des pas de la même longueur, mais plutôt à une grenouille qui avance en faisant des bons plus ou moins erratiques.
Voilà qui pourrait aider à comprendre certaines caractéristiques un brin étonnantes de la pandémie. Si la COVID-19 se propage bien par à-coup, alors le virus a typiquement besoin de plusieurs entrées dans un même pays avant que l’épidémie n’y prenne racine, puisque la plupart des malades n’infectent personne. Cela pourrait en principe expliquer, par exemple, pourquoi les tout premiers cas à avoir été détectés en Italie apparurent à Rome à la fin de janvier, alors que c’est le nord du pays qui a fini par être le plus touché, et seulement à partir de la fin de février. Ou pourquoi certains cas individuels semblent avoir «essaimé» à des degrés inouïs, comme le fameux «patient 31» qui a contaminé des dizaines de personnes à lui seul dans une église de Corée du Sud (gens qui sont ensuite allés en infecter d’autres), ou encore comme cet homme d’affaires allemand qui semble avoir été à la source de l’épidémie dans le nord de l’Italie.
La bonne nouvelle, indique cependant Marc Dionne, médecin à l’Institut national de santé publique du Québec, c’est qu’à partir du moment où l’on sait que l’on a affaire à un virus qui «dépend» des événements de super-propagation pour se répandre, alors cela nous donne des pistes d’intervention plus ciblées.
On a beaucoup parlé du cas des usines de viande où une forte proportion des employés contractent la maladie, mais ce n’est pas le genre de situation qui inquiète le plus le Dr Dionne. Dans des cas comme ceux-là, le risque de transmission est élevé entre les travailleurs et leurs familles parce que ce sont tous des gens qui se côtoient quotidiennement, mais le virus ne sortira pas forcément de ce cercle social.
«Si on pense à des fêtes comme les mariages par exemple, il y a des éléments dans ces situations-là qui vont amener une forte probabilité de transmission dans le groupe en même temps qu’une forte probabilité de dispersion hors du groupe», dit-il. Ce genre de rassemblements tenus à l’intérieur, où le risque de contagion est plus élevé que dehors, qui regroupe des gens qui ne se voient pas souvent, est particulièrement susceptible de provoquer des épisodes de «super-propagation», explique le Dr Dionne.
Comme on émet plus de gouttelettes et (le cas échéant) de virus lorsque l’on crie ou que l’on chante, on peut aussi penser à des endroits comme des bars, où beaucoup de gens doivent parler fort pour se comprendre, ou à des chorales ou certains lieux de culte — quelques cas de super-propagation ont d’ailleurs été documentés dans des chorales.
«L’épidémie va se poursuivre encore, mais, si on parvient à éviter ces situations-là, on devrait s’en tirer pas trop mal en attendant que l’immunité de groupe se développe tranquillement ou qu’un vaccin arrive», dit le Dr Dionne.