- Bien sûr, grand-papa.
Lionel Veilleux a posé la question il y a longtemps à sa petite-fille, elle a accepté sans trop penser à quand ce «un jour» arriverait. «Quand j’étais jeune, il me disait : «tu vas écrire ma vie», il savait que j’écrivais. Lui, il écrivait des «tranches de vie» sur des bouts de papier, il me racontait ses anecdotes autour du feu.»
Il est né en 1927, il en a des tonnes.
Le «un jour» est venu il y a 11 ans. «J’ai eu une conversation avec mon grand-père, on est très proches lui et moi, il me disait qu’il n’avait plus le goût de continuer, qu’il trouvait qu’il avait assez vécu. Je n’avais pas encore d’enfants et je voulais qu’ils le connaissent… je lui ai dit «je vais l’écrire, ton livre!»»
Natacha avait une idée derrière la tête, elle allait écrire le livre le plus lentement possible, un chapitre à la fois, elle le ferait lire à ses grands-parents au fur et à mesure, pour qu’ils le commentent, pour qu’ils replongent dans leurs souvenirs. «Je leur ai donné le premier chapitre à leur 60e anniversaire de mariage.»
C’était l’histoire de la demande officielle de Lionel à Simone.
Natacha écrivait à partir des anecdotes racontées par Lionel autour du feu et des «tranches de vie» qu’il a écrites, des histoires griffonnées sans ordre chronologique. C’était sa matière première, brute, elle racontait l’histoire de toute la famille, pas seulement celle de Lionel et Simone. «C’est devenu un rituel, à chaque anniversaire, chaque Noël, je leur donnais un chapitre. Ils prenaient le temps de le lire.»
Et, plus important, ils attendaient le prochain.
«Pendant tout ce temps-là, il a le goût de vivre. C’est pour ça que je voulais écrire lentement, pour que ça dure le plus longtemps possible…» Ça m’a fait penser à Shéhérazade et ses contes des Mille et une nuits, dans lesquels elle tient en haleine chaque jour le vizir, qui finit par lui laisser la vie sauve.
«Et puis un jour, je suis tombée enceinte, c’était avant qu’il ait une grosse opération. Les médecins n’étaient pas certains s’il s’en sortirait. Il a appris que j’étais enceinte juste avant de rentrer dans la salle d’opération, il leur a dit : «je dois me réveiller, j’ai un arrière-petit-enfant qui s’en vient.»
Il s’est réveillé.
Son arrière-petit-fils a six ans aujourd’hui.
Natacha a continué à écrire la saga familiale un chapitre à la fois, le premier tome se passe en Beauce entre 1937 et 1958, le titre est Sur le pont parce que Simone et Lionel devaient se voir sur le pont joignant Beauceville-Ouest à Beauceville-Est, on ne se mariait habituellement pas d’un côté à l’autre de la rivière.
Elle a écrit pendant neuf ans, couchant sur papier la vie de sa famille, toute une époque aussi, avec comme trame de fond «l’histoire d’amour entre mon grand-père, un étudiant de l’école Normale de Québec et ma grand-mère, une opératrice», m’avait d’abord raconté Natacha par courriel.
Il y a deux ou trois ans, elle a remis le premier manuscrit à ses grands-parents, imprimé sur 500 pages boudinées.
Elle avait tenu sa promesse.
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Quand la pandémie est arrivée, Natacha trouvait ça déprimant sur les réseaux sociaux, elle a eu l’idée de publier en ligne un chapitre de son roman par jour.
Et chaque jour, elle faisait un lien entre notre époque et celle d’avant. «J’essayais toujours de trouver quelque chose. Par exemple, pour les mariages annulés, j’ai raconté comment ça se passait, les fréquentations, c’était vraiment différent.» Quand les Championnats canadiens de boxe ont été annulés, elle a raconté comment l’oncle Hervé s’entraînait avec des chaudières remplies de ciment.
Elle a raconté la quarantaine de 26 jours à l’hôpital de Lionel, quand il était enfant.
La scarlatine.
Elle s’était dit qu’elle le ferait jusqu’à la fête de son grand-père, le 21 avril, elle a finalement continué jusqu’à hier, pour la fête de son père. Le chapitre commence par la mort du premier enfant de Simone et Lionel, puis raconte la naissance de leur deuxième, un garçon de presque huit livres.
Le père de Natacha.
Natacha a raconté comment ils ont choisi son prénom, les parents n’étant pas encore arrivés à s’entendre là-dessus. «Simone aimait le prénom Yvan, Lionel penchait plutôt pour Denis, comme l’un de ses étudiants modèles. «Y s’appelle Yvan-Denis Veilleux»», trancha Lionel.
On s’inquiétait qu’un prénom composé fasse jaser.
Depuis qu’elle a remis son premier manuscrit à ses grands-parents, Natacha a retravaillé l’histoire, elle y a ajouté sa belle famille, une histoire qui prend racine au Cambodge, un récit de métissage et de chemins qui se croisent. C’est cette nouvelle version qu’elle a mise en ligne. Elle rêve maintenant que son grand-père puisse tenir entre ses mains le vrai roman publié, mais elle sent que le temps passe vite. «Il a 93 ans…»
Dans ces pages, il y aura sa vie à lui, la vie de son grand amour, de tous ceux qui ont fait partie de la leur et de celle de Natacha, entre la Beauce et l’Asie.
C’est un conte de mille et une vies.
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