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«On est assis sur une bombe»

CHRONIQUE / Avec le confinement généralisé décrété au Québec, la glace est plus mince que jamais dans le réseau de protection de l’enfance.


De plus en plus de gens s’en inquiètent.

C’est le cas de présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Régine Laurent, qui est exceptionnellement sorti de sa réserve jeudi pour réclamer des mesures immédiates pour protéger les enfants, «pour qu’ils ne passent pas sous le radar».

Au bout du fil, Mme Laurent explique qu’elle et les commissaires ont tenu à sonner publiquement l’alarme. «Il y a des spécialistes et des intervenants qui nous ont fait part de leurs inquiétudes. Les enfants ne vont plus à l’école d’où provient une majorité de signalements et, dans un certain nombre de familles où la situation est déjà plus difficile, ça met des enfants à risques», explique Mme Laurent, qui indique par ailleurs que la commission travaille tous les jours par visioconférence.

La présidente de la Commission en appelle plus que jamais à «une vigilance collective», parce que «les tout-petits n’ont plus les yeux et les oreilles, ceux qui sont dans une situation anxiogène où il y a un risque de maltraitance. Si on ne fait rien, si ça arrive, on ne peut pas revenir en arrière parce l’enfant l’aura vécue, cette maltraitance.»

Le temps presse. «Le ministre [Lionel] Carmant, [responsable de la protection de la jeunesse] doit mettre en place le maximum pour protéger nos tout-petits. […] J’ai eu une conversation avec M. Carmant, il me dit qu’il est contact deux fois par semaine avec les directeurs et qu’il essaye de trouver des solutions.»

La diminution actuelle du nombre de signalements à la DPJ serait d’ailleurs une conséquence de cette absence d’yeux et d’oreilles, comme l’écrivait mercredi Le Devoir. Interpelé par le quotidien sur cette situation, le ministre Carmant – par la voie de son attachée de presse Camille Lambert-Chan – ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. «Il est vrai qu’avec la fermeture des écoles, qui sont les principaux acteurs à faire des signalements avec les médecins et la police, le nombre peut diminuer. Cependant, il faut mentionner qu’il se produit le même phénomène lors de la période estivale.»

Une déclaration qui a fait littéralement bondir Jade Bourdages, professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. «La réponse du ministre, c’est un déni de la situation, c’est un mépris de la situation. Il faut que le gouvernement reconnaisse la violence de la situation, ça urge.»

Elle exhorte aussi le ministre Carmant à agir. «Il est où, le ministre depuis le début de la crise? On ne l’a pas vu une fois depuis le 13 mars, il n’y a rien de cohérent dans les DPJ, il n’y a pas de consigne claire.»

Mme Bourdages s’inquiète aussi de la situation dans les centres de réadaptation – qu’on appelait les foyers d’accueil – où les jeunes qui pouvaient sortir la fin de semaine par exemple pour aller dans leur famille ne peuvent plus le faire et qui ne peuvent pas non plus avoir des contacts virtuels. «On n’y a jamais intégré les moyens technologiques de communication modernes.»

Cela ajouté au risque de contagion, qui y est réel.

La situation est intenable. «On laisse les jeunes dans des lieux où ils ne sont déjà pas bien en temps normal et on enlève le peu de liberté qu’ils avaient, qui leur donnaient un peu d’espoir et on ne leur donne aucun moyen de communication avec l’extérieur. Les fugues vont exploser… et où est-ce que les jeunes vont se retrouver?»

Poser la question c’est y répondre.

Mme Bourdages joint sa voix aux autres qui réclament qu’on réduise dès maintenant le nombre de jeunes qui y sont hébergés. «Il faut que le gouvernement reconnaisse la crise, il faut une consigne claire pour réduire la population dans ces lieux d’enfermement. […] Il faut un retour des jeunes qui ne sont pas en danger dans leur famille, comme ceux qui font des peines en dedans. Il faut réduire la population de ces lieux avec un plan social fort, avec des familles qui peuvent tenir le coup.»

Il faut agir. «Le premier ministre nous dit chaque jour que chaque geste compte, que c’est une question de vie ou de mort.»

Et l’inaction a un prix, autant pour les jeunes placés en centre de réadaptation que pour les enfants qui risquent de passer sous le radar. «Il n’y a pas de message clair, il n’y a pas de message pour rassurer les gens. Quand on va faire les comptes après la crise, ça va être plus dramatique que ce qu’on imagine présentement.» 

Et la crise peut durer encore longtemps. «On est assis sur une bombe.»