«La viande n’est pas de la nourriture, c’est de la violence» ont martelé la dizaine de militants du groupe Direct Action Everywhere (DxE), le 11 janvier, dans un coup d’éclat déployé au restaurant Joe Beef, à Montréal. Un mois plus tôt, le collectif antispéciste s’était introduit à la ferme Porgreg, à Saint-Hyacinthe, vêtu de masques et de combinaisons protectrices, pour dénoncer les conditions d’élevage des animaux. Puis, le 9 février, une vingtaine de ces «citoyens concernés» ont manifesté devant un étalage de viande à l’épicerie Rachelle-Béry, spécialisée dans les produits biologiques. «Local ou bio, disaient-ils, c’est le même couteau.»
«Comme dans tous les mouvements sociaux, les actions directes non violentes sont une bonne façon de se faire entendre», fait valoir Jade, porte-parole de la branche montréalaise de DxE.
Plusieurs catégories de revendications se côtoient au sein du mouvement social, mais certaines font l’unanimité.
L’antispécisme s’oppose à la discrimination fondée sur l’appartenance à une espèce. Pour ses militants, il ne s’agit pas d’un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit traiter les animaux ni de la considération morale qu’on doit leur accorder.
Ils pointent entre autres l’injustice du contrôle de l’acte de procréation de l’animal «dans le seul et unique but de l’exploiter». Ils souhaitent abolir toutes les institutions d’exploitation et accorder le statut de personnalité juridique aux animaux non humains.
«On veut promouvoir les solutions plutôt que les justifications», poursuit Jade. Parmi les outils proposés : travailler sur la mécanisation de l’assistance plutôt que d’utiliser des chiens Mira; offrir des subventions aux éleveurs qui souhaitent se diriger vers l’agriculture végétale; fournir des représentants juridiques aux animaux.
Selon eux, le véganisme est la solution pour contrer le spécisme.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/B3HCI2NZIFE35F47VBXDYM4ZSY.jpg)
Le droit animal
«Cette idéologie s’est forgée en faisant référence au sexisme ou au racisme», souligne Valéry Giroux, juriste et chercheuse en philosophie au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.
La Libération animale du philosophe australien Peter Singer, parue en 1975, est considérée comme une oeuvre majeure pour les mouvements des droits des animaux, rappelle la chercheuse. L’ouvrage conteste le spécisme, qui place l’espèce humaine au-dessus de toutes les autres, en plus de hiérarchiser certains animaux. «Dans la justice humaine, le degré d’intelligence n’est pas un droit de vie ou de mort», précise Mme Giroux.
People for the Ethical Treatment of Animals (PETA), fondée en 1980, est l’une des organisations phares du mouvement.
Au centre de l’idéologie antispécisme : la sentience. Les animaux sont aussi des êtres sensibles et conscients.
«C’est la raison pour laquelle on a accordé des droits aux animaux non humains, contrairement aux plantes», indique Véronique McNeal, membre du Collectif antispéciste pour la santé animale (CASA) affilié au Groupe de recherches d’intérêt public (GRIP) de l’UQAM. «Et on ne demande pas le droit de vote pour les poules», ironise Jade.
En décembre 2015 était adopté à l’Assemblée nationale le projet de loi 54, visant l’amélioration de la situation juridique de l’animal. Il le reconnaît comme «un être doué de sensibilité ayant des impératifs biologiques».
«Le propriétaire ou la personne ayant la garde d’un animal doit s’assurer que le bien-être ou la sécurité de l’animal n’est pas compromis» et «nul ne peut, par son acte ou son omission, faire en sorte qu’un animal soit en détresse», stipulent les articles 5 et 6 de la loi.
À la clause 7, cependant, on indique que ces articles ne s’appliquent pas dans le cas d’activités d’agriculture – dont l’abattage et l’euthanasie d’animaux, de médecine vétérinaire, d’enseignement ou de recherche scientifique.
Pour le professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et spécialiste en droit animal, Alain Roy, et pour beaucoup d’antispécistes, cette exemption est due à la pression des lobbys et aux intérêts commerciaux. Ils jugent cette clause inconséquente.
Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ) veille au respect de la Loi 54, en plus de fixer les règles du marché. M. Roy estime que l’examen du bien-être et de la sécurité de l’animal devraient plutôt incomber à une agence dépolitisée et indépendante. «Il faut sortir cette spécialité des mains du MAPAQ», lance-t-il.
Des cibles, partout
Direct Action Everywhere a investi la ferme familiale Porgreg, le Joe Beef et le Rachelle-Béry.
D’autres actions ont été menées au Manitoba et au Vin Mon Lapin, à Montréal – revendiquées par aucun groupe, cette fois. Les serrures des restaurants ont été enduites de colle, puis, des messages manuscrits déposés dans leur boîte aux lettres accusaient les chefs d’avoir «du sang sur les mains» en raison de leur association au projet coopératif le Petit abattoir, un «microabattoir» en Montérégie, destiné aux producteurs artisanaux de volaille.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/COXLUBSHCZCK7DUTGJQX54EOSA.jpg)
Plusieurs ont signifié que ces établissements n’étaient pas les «bonnes cibles», que les chaînes de restauration rapide usaient de pratiques beaucoup moins éthiques. Le professeur Roy, lui, croit plutôt que les militants ont visé «en plein dans le mille».
«La nécessité de confronter le locavore éduqué face à ses contradictions est inévitable», écrivait Joannie Tremblay dans L’angle mort du débat sur les coups d’éclat des antispécistes, paru dans Urbania.
«Les consommateurs plus éduqués, consciencieux, se drapent de principes moraux, ajoute Valéry Giroux. Mais la castration sans anesthésie ou la séparation du petit et de sa mère sont des pratiques qui se retrouvent aussi dans l’élevage biologique.»
Pour les militants antispécistes, les cibles sont partout, donc. Ce qu’ils dénoncent : «les mensonges mis de l’avant pour conforter le consommateur dans son choix de produit biologique, local ou familial», laisse tomber Jade de DxE. Ce qu’ils veulent : que les consommateurs puissent prendre des décisions éclairées dans une industrie moins opaque.
«En Angleterre, les caméras sont obligatoires dans les abattoirs, justement à cause de ce genre de méfait, explique le professeur Roy. Parce que l’objectif des militants n’est pas d’entrer dans les élevages ou les abattoirs pour faire du grabuge. Ils veulent capter des images.»
Une chose à la fois
L’entrée par effraction demeure un acte illégal. Mme Giroux pointe toutefois «la légitimité morale» de ce genre de désobéissance civile. «C’est une question d’efficacité, dit-elle. Beaucoup de citoyens s’opposent aux pratiques de l’élevage industriel. Il serait envisageable qu’une telle action suscite la sympathie.»
En France, l’association L214 fondée en 2008 promeut l’antispécisme et se positionne comme lanceur d’alerte. Leurs vidéos «choquantes» captées dans les abattoirs et les élevages sont parfois diffusées dans les médias. Le PDG du Groupe Danone, Emmanuel Faber, approuve même la démarche du groupe. Il croit que ces lanceurs d’alerte «sont nécessaires».
«L214 a pu représenter les animaux d’un point de vue politique», estime Véronique McNeal du CASA.
Au Québec, toutefois, malgré les vidéos de Direct Action Everywhere, «la bonne image» des fermiers est préservée dans l’opinion publique. «On est tiraillé entre l’envie de protéger l’éleveur qui gagne durement sa vie et le bien-être des animaux, signale Mme Giroux. Certaines actions peuvent être contreproductives lorsqu’une société n’est pas prête à entendre une cause.»
La généalogie de ces actions directes s’inscrit dans la mouvance de PETA, rappelle Christian Desîlets, professeur au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Il cite la fondatrice de l’association, Ingrid Newkirk : «Nous n’existons que par le scandale médiatique».
«Les militants antispécistes endossent pleinement l’idée qu’il faut choquer et provoquer pour amener la société à se remettre en question, avance M. Desîlets. C’est propre aux mouvements sociaux. Plus ils administrent des électrochocs aux médias, plus leur point de vue sera entendu.»
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/UJMCTHN4OJEQ7LIR4N72M7VKTU.jpg)
L’antispécisme est toujours en phase de croissance. Et les coups d’éclat demeurent une bonne stratégie de recrutement et de dissémination de leurs idées. «Une fois que l’on a fait le plein de militants, dit-il, le défi consiste à convaincre une majorité de la population d’endosser ces convictions.»
Depuis les actions directes non violentes perpétrées par DxE à la ferme Porgreg et au Joe Beef, Jade assure que toujours plus de gens demandent à y participer. «On a un support assez solide de la communauté végane montréalaise.»
Les militants antispécistes endossent pleinement l’idée qu’il faut choquer et provoquer pour amener la société à se remettre en question.
Le CASA, qui utilise des méthodes plus passives, affirme pour sa part que ces coups d’éclat donnent de la visibilité à l’idéologie. «Ça ne nous nuit pas. La diversité des tactiques est importante.»
Trop tôt pour la politique?
En 2001, Steven Guilbeault gravissait la tour du CN à Toronto, en compagnie du militant anglais Chris Holden. Dix-huit ans plus tard, il siège au sein du gouvernement libéral de Justin Trudeau.
«Du point de vue des environnementalistes, il est entré trop rapidement au gouvernement, commente M. Desîlets. La majorité de la population n’est pas prête à soutenir les propositions environnementales de Greenpeace. Elle est pour des changements cosmétiques, mais pas pour des changements significatifs.»
Les coups d’éclat au Joe Beef et au Rachelle-Béry sont des actions «peu perturbantes», juge Mme Giroux, «mais il ne faudrait pas aller plus loin en termes de dérangement. L’appui du public n’est pas encore assez fort».
Le mouvement devra peut-être attendre avant de se politiser.