18 novembre 1942. La carrière d’espion de Guy Biéler vient près de se terminer avant même d’avoir commencé. Durant la nuit, un avion parti d’Angleterre le parachute au sud de Paris, au milieu de la France occupée par les nazis. Sauf que le pilote a perdu sa route. L’espion Biéler et ses deux compagnons sont largués au dessus d’une zone boisée, à une vingtaine de kilomètres de la cible.
Les parachutistes sautent à basse altitude, pour diminuer le risque d’être repérés. Impossible de manœuvrer. Biéler a juste le temps de se recroqueviller pour éviter de s’empaler sur un arbre. Le choc est terrible. Le parachute se ratatine. Pour finir, l’agent secret atterrit sur des rochers, qui lui brisent plusieurs vertèbres.
Les deux compagnons de Biéler ont eu plus de chance. Au début, ils veulent l’abandonner sur place. À quoi bon s’encombrer d’un paralytique? Un avion pourrait peut-être le récupérer? Contre toute attente, le blessé réussit à se mettre debout. Au prix d’efforts surhumains, il marche plusieurs kilomètres pour s’embarquer à bord d’un train vers Paris. Lors des contrôles, on répète que Biéler est tombé d’un toit et qu’il se rend en ville pour consulter un spécialiste. Une couverture idéale. (1)
Reste que la mission commence mal. Très mal.
«Mettre le feu à l’Europe»
C’est entendu. Il faut être un peu fou pour s’enrôler au Special Operations Executive (SOE), l’organisation britannique chargée des missions de sabotage au cœur de l’Europe nazie. La légende veut que la «Direction» ait vu le jour durant le blitz, à l’été 1940, alors des centaines d’avions allemands bombardent Londres. Ivre de rage, le premier ministre Winston Churchill lui aurait donné un ordre sans équivoque: «mettre le feu à l’Europe». (2)
Sur le terrain, le travail d’un espion du SOE est dangereux. Quasiment suicidaire. Dès le début, on lui explique qu’il a une chance sur deux d’y rester. Dans la France occupée, la longévité moyenne d’un opérateur radio tourne autour de six semaines... (3) Les émissions ont toujours lieu aux mêmes heures, ce qui les rend vulnérables aux systèmes de détection de la Gestapo, la police secrète.
En cas de capture, l’agent sait qu’il n’y aura pas de pitié. Il peut gober la pilule de cyanure cachée dans le talon creux de sa chaussure. Sinon, il doit résister à la torture durant au moins 48 heures, le temps que ses compagnons se mettent à l’abri. Facile à dire. Souvent, les bourreaux lui coupent la première jointure des doigts. Les femmes font l’objet d’une cruauté particulière. Il n’est pas rare qu’elles aient un sein tranché… (4)
Malgré tout, les volontaires ne manquent pas. Et l’écho des exploits du SOE, dirigé par un certain Maurice Buckmaster (5), finissent par se rendre jusqu’aux oreilles d’Adolf Hitler lui-même. «Lorsque je serai maître de Londres, je ne sais pas qui je ferai pendre en premier. Winston Churchill ou ce Buckmaster,» aurait dit le Furher. (6)
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Un surhomme? Non, un invalide
Revenons à Guy Biéler. À moitié paralysé, l’espion malchanceux passe des mois allongé sur un lit. Au début, il cache la gravité de sa blessure à ses supérieurs de Londres, pour éviter d’être rapatrié. Mais tout finit par se savoir. La direction du SOE est furieuse. On lui ordonne de rentrer. Biéler s’en tire en expliquant qu’il a déjà commencé à organiser des opérations. À distance.
Au printemps, l’espion recommence timidement à marcher, même si la blessure laisse des séquelles permanentes. «Guy Biéler marche comme le bossu de Norte-Dame, la tête penchée, en boitillant, explique Guy Gendron, l’ombudsman de Radio-Canada, auteur d’une biographie récente de l’espion. De plus, il ne peut pas se tenir debout plus de deux heures d’affilée.»
Lorsque Biéler se rend pour la première fois dans le nord de la France, à Saint-Quentin, son «contact» de la résistance ne cache pas sa déception. Guy Gendron imagine la scène. «Son regard en disait long. Il attendait un soldat d’élite venu libérer la région de la plus puissante armée du monde. Voilà que lui arrivait un homme petit, recourbé sur lui-même, déambulant comme un canard blessé. Pour tout dire, un invalide.» (7)
Honte suprême, l’espion Biéler doit faire porter ses bagages, tellement l’effort le fait souffrir. Mais peu importe. Les sceptiques seront confondus. Le charme et l’efficacité de Biéler font merveille. Une semaine après son arrivée, le premier parachutage d’armes est annoncé dans la région de Saint-Quentin, par un message codé diffusé sur les ondes de la BBC. Les mots choisis constituent un clin d’oeil au Québec: «Le collège Stanislas est à Montréal».
Le réseau Musician-Tell est né. Il finira par regrouper 25 groupes de résistants, comprenant près de 300 personnes. À 39 ans, le «Commandant Guy», comme on le surnomme, pourrait être le père de plusieurs collègues. Ces derniers le surnomment affectueusement «grand-père».
Crottin explosif et chocolat à l’ail
Pour mener à bien leurs missions en France, les espions du SOE disposent d’une arme révolutionnaire, le «plastique» explosif. La merveille se présente sous l’apparence inoffensive d’une pâte à modeler de couleur verdâtre. Mieux, elle sent les amandes! Au début, le matériel est si nouveau qu’il n’éveille pas la méfiance des Allemands.
À Lille, le 26 juin 1943, le «plastique» contribue à un coup fumant du SOE. Le soir venu, des espions déguisés en gendarmes se présentent dans une usine de fabrication de locomotives. D’un air grave, leur chef annonce que l’usine va être attaquée d’un instant à l’autre. Ils ordonne à tous de vider les lieux. À l’abris des regards indiscrets, les faux policiers installent ensuite des charges explosives un peu partout.
Les espions s’éclipsent avant les explosions. Quand les vrais gendarmes débarquent, il sont déjà loin. Il faut des mois pour tout réparer… (8)
Le «plastique» n’est pas la seule invention mise à la disposition des espions. À Londres, une section spéciale du SOE, la «Q-Branch», se consacre à l’invention de gadgets et d’armes nouvelles. (9) Parmi ses créations, on remarque une caméra miniature, un crottin explosif, un stylo à pointe empoisonnée et un lacet étrangleur. Sans oublier la brosse à cheveux contenant une carte et une scie. Idéal pour une évasion réussie. (10)
Au passage, on notera que le travail de la «Q-Branch» trahit certains préjugés. «(…) Ainsi son directeur, Charles Fraser-Smith, conçoit un chocolat fourré à l’ail pour donner mauvaise haleine aux agents largués en France. À son avis, cela les rend plus semblables au «Français moyen». (…) On lui doit aussi un bouton dans lequel on peut cacher un compas. Le compartiment se dévisse à l’envers. Fraser-Smith estime que cela contrevient à la «logique inébranlable des Allemands». Il assure qu’aucun Allemand n’aura jamais l’idée de dévisser un objet dans le sens contraire.» (11)
Le «Commandant Guy»
Retour sur le terrain, avec Guy Biéler. En l’espace de quelques mois, les missions de sabotage de son réseau Musician-Tell se multiplient. Citons le déraillement d’une vingtaine de trains, dont un important convoi de pièces d’avion destinées l’Italie. Ou la destruction de 11 locomotives. Sans oublier l’interruption prolongée de la ligne Paris-Cologne à 13 reprises. (11)
Les dommages causés par le réseau sont si étendus, qu’ils rendent moins nécessaires les attaques des avions de la Royal Air Force (RAF). Guy Biéler est d’ailleurs intervenu personnellement pour faire cesser les bombardements, qui braquent la population contre les Britanniques et leurs alliés.
À l’automne 1943, Biéler réalise un coup de maitre. Dans les entrepôts de la Société des Chemins de fer, il fait remplacer la substance servant à lubrifier les roues des trains par une matière abrasive. Du coup, le sabotage des trains est accompli par les équipes d’entretien, sans qu’elles s’en rendent compte. Plus les employés lubrifient les roues, plus elles se déglinguent.
Les Allemands mettent du temps à comprendre le stratagème. Au début, ils pensent que les bris sont causés une lubrification insuffisante. Ils ordonnent d’en augmenter «la fréquence et le dosage»!
«Un homme parmi les garçons»
Avec le temps, l’étau finit par se resserrer autour de Biéler et de ses complices. Dès le mois de juin 1943, la Gestapo a réussi à infiltrer le SOE. À Paris, elle démantèle un important réseau de résistants. Plusieurs caches d’armes sont découvertes. À la fin de l’année, la Gestapo est sur la piste d’un mystérieux «commandant Blanc», du nom de famille apparaissant sur l’une des fausses cartes d’identité de Guy Biéler.
Les histoires d’espionnage finissent mal, en général. Le 14 janvier 1944, Guy Biéler est arrêté. D’abord torturé à Saint-Quentin, il est transféré à Paris. Entre les mains de «spécialistes». Rien à faire, l’espion ne parle pas. Après quelques mois, il est expédié dans un camp de concentration, en Allemagne.
Entretemps, dans le nord de la France, le «Commandant Guy» est entré dans la légende. À mi-chemin entre Robin des bois et James Bond, avec lequel il partage certaines caractéristiques. Plus tard, la directrice de la section France du SOE, Vera Atkins le décrit comme «un homme parmi les garçons». (13) Un hommage significatif, quand on sait que Mme Atkins a été caricaturée sous les traits de Miss Moneypenny par un certain Ian Flemming, le créateur de James Bond.
Hélas, l’espion Biéler n’en saura rien. Le «James Bond québécois» a été fusillé le 5 septembre 1944, au camp de concentration de Flossenbürg, en Bavière. Les registres de l’établissement indiquent que ses geôliers n’ont jamais pu lui faire dévoiler sa véritable identité. Jusqu’à la fin, il aura été connu comme «Guy le Canadien». Fait rarissime, les soldats allemands lui font une haie d’honneur, au moment de son exécution. À l’heure ultime, il semble que même les bourreaux SS aient été émus par ce caractère indomptable.
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TROIS QUESTIONS SUR L'ESPION GUY BIÉLER
L’an dernier, le journaliste maintenant ombudsman de Radio-Canada, Guy Gendron, a publié une biographie de l’espion Guy Biéler intitulée Le meilleur des hommes. Il répond à trois questions.
Q. Comment Guy Biéler est-il arrivé au Québec?
R. Guy Biéler était né en France de parents suisses. Il s’établit au Canada à 20 ans, pour enseigner dans une école secondaire protestante francophone de Montréal. (…) Plus tard, il travaille à la compagnie d’assurances Sun Life. Sans exagérer, on peut dire que l’édifice de la Sun Life, à Montréal, constituait l’un des endroits les plus sûrs du monde. La Grande Bretagne avait même choisi d’y entreposer une partie de ses réserves d’or * [pour les mettre à l’abri d’une invasion nazie]. Guy Biéler quitte tout cela pour aller diriger un réseau d’espionnage dans le nord de la France, un territoire administré par l’armée allemande. Sûrement l’un des lieux les plus dangereux du monde, pour un réseau clandestin.
Q. Pourquoi s’est-il enrôlé?
R. Guy Biéler est toujours resté un esprit libre. (…) Un humaniste qui cherchait «le meilleur de l’homme». À Montréal, il donnait des conférences sur Proust. Il n’avait rien à voir avec un Rambo. Mais il avait un frère en France et une sœur en Grand Bretagne. De plus, il avait été témoin de la montée du nazisme. C’est probablement ce qui l’a convaincu de s’enrôler, en laissant derrière lui sa femme et deux jeunes enfants. Avec le recul, beaucoup de gens ont prétendu qu’on ne pouvait pas voir venir l’avènement d’Hitler. Mais tout était là, pour ceux qui voulaient voir. En 1933, la création du premier camp de concentration en Allemagne fait la Une du New York Times. On ne peut pas parler d’une affaire secrète.
Q. Quel moment révèle le plus Guy Biéler?
R. Le 24 décembre 1943, Biéler fête Noël en compagnie d’amis de la résistance. On chante. On danse. Puis, à la fin de la soirée, Biéler devient très triste. Il inscrit l’adresse de son bureau de la Sun Life [à Montréal] au dos d’une photographie. Si jamais il lui arrive un malheur, il veut que son hôte, Camille Boury, écrive une lettre à cette adresse pour raconter cette soirée fabuleuse à sa famille. Après la guerre, Boury va respecter cette volonté. Il va écrire à l’épouse de Biéler. Dans la lettre, on découvre à quel point [l’espion] s’ennuyait de sa famille. Encore aujourd’hui, je ne peux pas la lire sans être ému.
* L’équivalent de 80 milliards $ en argent d’aujourd’hui.
Guy Gendron, Le meilleur des hommes, L’histoire de Guy Biéler, le plus grand espion canadien, Québec Amérique, 2018.
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GUY BIÉLER EN SEPT DATES
26 mars 1904: Naissance dans le village de Beurlay, situé dans le sud-ouest de la France.
18 septembre 1924: Arrivé au Québec, pour travailler dans une école protestante francophone de Montréal. Il devient citoyen canadien 10 ans plus tard.
24 août 1940: Engagé volontaire dans le Régiment Maisonneuve de l’Armée canadienne, le lieutenant Biéler s’embarque pour la Grande Bretagne.
4 juin 1942: Admis dans le Special Operations Executive (SOE), l’organisation chargée des missions de sabotage et de renseignement dans l’Europe occupée par les Nazis.
18 novembre 1942: Gravement blessé lors de son parachutage au sud de Paris. Il reprend ses activités au printemps de 1943 et il prend la tête d’un réseau de résistants baptisé Musician-Tell.
14 janvier 1944: Arrêté à Saint-Quentin, dans le nord de la France.
5 septembre 1944: Fusillé dans le camp de concentration de Flossembürg, en Bavière.
NOTES
(1) Guy Gendron, Le meilleur des hommes, L’histoire de Guy Biéler, le plus grand espion canadien, Québec Amérique, 2018.
(2) Ce que la Résistance doit aux Anglais: Entretien avec Jean-Louis Crémieux-Brilhac, L’Histoire, 1er novembre 2012.
(3) Quand le James Bond français était parachuté sur la France, Le Monde, 6 juin 2014.
(4) L’évocation des abominables tortures infligées aux détenus, Sud-Ouest, 23 septembre 1954
(5) Buckmaster a peut-être inspiré le personnage de «M», dans les romans de Ian Flemming, l’inventeur de James Bonds(6) Vera Atkins, 92, Spymaster for British, Dies, New York Times, 27 juin 2000.(7) Guy Gendron, Le meilleur des hommes, L’histoire de Guy Biéler, le plus grand espion canadien, Québec Amérique, 2018.
(8) Ibid.
(9) Son directeur, Charles Fraser-Smith, a probablement inspiré «Q». l’inventeur excentrique des films de James Bond…
(10) Ben Macintyre, For Your Eyes Only, Ian Flemming and James Bond, Bloomsbury, 2008.
(11) Ben Macintyre, Operation Mincemeat, Broadway Books, 2010.
(12) Guy Biéler, l’homme qui a orchestré la résistance, L’Aisne nouvelle, 14 janvier 2019.
(13) Guy Gendron, Le meilleur des hommes, L’histoire de Guy Biéler, le plus grand espion canadien, Québec Amérique, 2018.