Chronique|

Et les enfants dans tout ça?

Les enfants sous la protection de la DPJ doivent parfois faire les frais des problèmes et des ratés du système.

CHRONIQUE / Voici aujourd’hui un autre volet de la protection de l’enfance… les enfants. Au-delà des structures et des grilles d’analyse, les principaux intéressés doivent parfois faire les frais des problèmes et des ratés du système. Voici quelques données et deux témoignages troublants, avec une lueur d’espoir.


L’étude a été publiée la semaine dernière, son titre : Le rôle de l’instabilité des trajectoires sur les transitions à la vie adulte.

En gros, la valse des placements magane les jeunes.

Et beaucoup.

Préparé par les chercheurs Martin Goyette, Alexandre Blanchet et Céline Bellot, le rapport de 11 pages donne froid dans le dos. Les 2573 jeunes placés dont ils ont analysé le parcours ont connu en moyenne un peu plus de cinq milieux de vie différents, en excluant les placements de moins de 72 heures. En les incluant, la moyenne se rapproche de six, soit environ deux par année.

Quel est le record pour un jeune? Soixante-dix-sept.

Résultat, ces jeunes partent avec deux prises et trois quarts, ils ont 25 % moins de chances d’acquérir de l’expérience d’emploi quand ils sont aux études et «deux fois plus de probabilités de n’être ni aux études ni en emploi que ceux ayant connu un parcours plus stable».

Ils ont deux fois moins de chance de finir leur secondaire 5 avant 18 ans. Ceux qui en arracheront le plus sont ceux qui ont été placés une première fois pendant leur primaire, entre 6 et 12 ans. «Un premier placement à cet âge semble être particulièrement perturbant pour ces jeunes», notent les auteurs.

Les jeunes sont pris dans un «cercle vicieux», déplorent les chercheurs. Plus un jeune change souvent de famille d’accueil, plus il a tendance à être instable, plus il a «tendance à se retrouver dans un centre de réadaptation, un milieu plus encadrant». Le mot le dit, ce devrait être un centre de réadaptation, pas un milieu de vie.

Ça le devient trop souvent. Ces «jeunes […] sont globalement en moins bonne situation que les autres du point de vue de leur préparation à la vie autonome». Ils ont en moyenne connu 8,8 changements de lieux. 

Et un jeune qui vit en centre de réadaptation a encore moins de chances de s’en sortir. S’il y a passé l’entièreté de son placement, il a presque que quatre fois moins de chances d’obtenir son diplôme secondaire qu’un jeune qui aurait été placé toujours dans une famille d’accueil.

Et qui dit manque de stabilité, dit problème à tisser des liens. «L’instabilité dans les trajectoires de placement crée une brisure dans la continuité relationnelle; cette stabilité étant essentielle au développement des relations sociales positives dans la transition à la vie adulte.»

Ironiquement, un des motifs que plaide souvent la DPJ pour justifier ses interventions est le besoin de stabilité d’un enfant.

C’est raté.

Les chercheurs ont pu établir clairement le lien entre l’augmentation du nombre de déplacements et les chances de s’en sortir. Un jeune qui a été trimbalé entre 12 adresses a deux fois plus de risques de n’être ni aux études ni en emploi qu’un autre jeune au profil similaire qui n’aurait connu qu’un changement.

Puis, à 18 ans, ils sont laissés à eux-mêmes. «Plusieurs recherches ont montré que les jeunes qui quittent un placement à la majorité sont confrontés à la fin abrupte des services; ils doivent par exemple négocier l’accès à un nouveau logement ou négocier l’accès à des services sociaux ou en santé mentale.»

Ils repartent à zéro.

Mais il y a bien pire. «Une des figures ultimes de difficultés d’accès et de continuité des services et des liens est celle des jeunes de la rue; la plupart des études indiquent qu’entre 40 % et 60 % d’entre eux ont connu un placement en protection de la jeunesse.»

Ils ont été protégés, vraiment?

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D’UNE (MAUVAISE) FAMILLE À L'AUTRE

Voici le témoignage de Stéphanie, une jeune femme d’à peine 20 ans qui a été sous la «protection» de l’État jusqu’à il y a trois ans. Elle écrit qu’elle est née au «mauvais moment», c’est plutôt au mauvais endroit, dans une famille qui n’aurait pas dû avoir d’enfants. Elle raconte le choc du retrait, puis la succession de familles d’accueil où elle a été aussi maltraitée. Malgré tout, elle veut qu’on retienne la dernière phrase de son témoignage, comme une lueur d’espoir.

«Je suis née au mauvais moment. Ma mère était droguée et mon père, un violent alcoolique. Ce n’était pas très beau à voir.

«Ce n’est pas une période très claire pour moi. 

«Je me souviens que j’étais délaissée dans les âges les plus importants de l’enfance. J’étais avec ma grande sœur et mon grand frère. On n’avait pas souvent les trois repas nécessaires par jour. Parfois, nous dormions sur le balcon, même l’hiver pour se sauver des grosses chicanes. 

«À l’âge de trois ans, mon père m’a touchée. C’est à partir de là que je n’aimais pas ma vie, je n’étais pas en sécurité. Ma petite sœur est née à cette époque, eh oui, pas dans le bon moment non plus.

«Une journée comme d’habitude, à l’âge de cinq ans, j’attendais ma mère au service de garde de mon école. J’étais toujours la dernière à attendre seule qu’on vienne me chercher. Ce jour-là, c’était spécial. Ce n’est pas ma mère qui est venue, mais un inconnu de la DPJ. Il m’a obligée d’embarquer dans sa voiture pour que je rencontre ma nouvelle famille. J’étais terrifiée. 

«Où est ma maman? 

«Est-ce que je vais revoir ma famille?

«Du jour au lendemain, j’ai perdu ma famille, ma ville, mes amis, mon école. Je devais recommencer à zéro. L’homme inconnu m’a ramassée à l’école et a essayé de me réconforter en me disant que j’allais avoir de nouveaux amis, une nouvelle famille. Je n’étais pas très convaincue. 

«J’arrive dans la place, il y a sept enfants qui courent un peu partout. On m’a présentée à ma nouvelle mère. Elle n’était pas très rassurante. Je devais changer d’école dès la semaine suivante. Après quelque temps, ma nouvelle travailleuse sociale m’a proposé d’échanger des lettres avec ma mère biologique. Celle-ci m’écrivait qu’elle viendrait me chercher le plus tôt possible.

«Deux années plus tard, la famille d’accueil a fermé. 

«Je commençais à peine à m’habituer à ma nouvelle école, mes nouveaux amis, ma nouvelle “famille”... L’école a fait une plainte. Nous étions maltraités. Notre linge était inadéquat. Les trois repas par jours étaient seulement une option. Nous n’avons pas du tout l’attention dont un enfant a besoin pour se développer. Alors, encore une fois, on m’a transféré dans une nouvelle place, un autre nouveau départ.

«J’arrive dans ma deuxième famille, à l’âge de sept ans. Nouvelle ville, nouvelle école. Cette famille a été capable de me réconforter, au début. Finalement, ils n’avaient pas la patience d’élever un enfant à problèmes. Alors la dame m’a battue presque qu’à mort. J’ai donc changé pour un troisième endroit, un foyer de groupe! 

«Et pourquoi pas, j’ai changé de travailleur social et d’école encore. 

«Du haut de mes 12 ans, j’étais dans un foyer de réhabilitation. Pour bien me redonner confiance, un jeune du centre m’a violée.

«Il fallait alors encore changer de place. Quatrième famille, nouvelle ville, rentrée au secondaire... La dame de cette place avait un autre travail que nous, les neuf jeunes filles. Nous étions délaissées à nous-mêmes. J’avais à peine 14 ans, je devais faire le souper de toutes mes jeunes “sœurs”. J’ai fini par porter plainte. Je ne voulais pas prendre cette responsabilité. Alors la famille a fermé. 

«Je me suis ensuite retrouvée dans une famille de personnes âgées. Ils étaient très sévères. J’étais révoltée de tout ce qui s’est passé, alors je suis partie vivre en appartement à mes 17 ans. 

«J’ai maintenant 20 ans, je suis heureuse avec mon conjoint et j’ai un bon travail. Nous pouvons nous en sortir.»  

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«J’APPARTENAIS À L’ÉTAT»

«De zéro à sept ans, ma mère jouait au ping-pong avec moi. Elle me prenait, me relâchait, je me ramassais toujours dans une famille différente.»

À huit ans, Éric a demandé à être adopté. «J’appartenais à l’État, ça me protégeait. Je ne voulais plus rien savoir de mes parents. Quand j’ai obtenu mon permis de conduire, c’est le Directeur de la protection de la jeunesse qui a signé.»

Dans les faits, Éric n’a jamais été adopté par une «vraie» famille, il est passé d’une famille d’accueil à une autre pendant toute sa jeunesse...

Il en a compté 37.

Du lot, «il y en a quatre ou cinq où j’ai senti un vrai feeling de famille. Souvent, tu te sens comme un enfant payant, je me sentais monnayé comme être humain. Ça marque.» Ironiquement, c’est de la meilleure famille, les Rochefort, qu’il a fait sa seule fugue. «Ça peut sembler étrange, mais j’étais trop bien avec eux. J’avais besoin de sentir que le monde ne m’aimait pas.»

C’est tout ce qu’il avait connu.

Il y a eu cette famille où il est resté deux ans, de l’âge de 10 à 12 ans, «sans aucun suivi de la DPJ. On était sept enfants placés, on restait au sous-sol, on mangeait dans des bols de margarine, alors que la famille mangeait des steaks en haut. Il y avait de l’inceste, des abus… Il a fallu un camp de vacances pour que j’ose parler.»

La famille a été accusée sous 72 chefs d’accusation de sévices physiques et sexuels, le procès n’a jamais abouti.

C’était il y a une trentaine d’années, ça ressemble presque en tous points à l’histoire, publiée dans La Presse l’automne dernier, de cette fillette de Trois-Rivières qui a été laissée pendant six ans dans une famille toxique. La DPJ de la Mauricie avait été sévèrement blâmée pour son laxisme.

Le tribunal l’a reconnue coupable de «négligence institutionnelle».

Éric est aussi passé par un foyer de groupe et un centre jeunesse, et c’est là qu’il a finalement trouvé une certaine stabilité. Il était à Huberdeau dans les Laurentides. «J’ai adoré ça, je faisais un paquet de trucs, j’avais besoin de cet encadrement-là. Ça m’a fait découvrir la vie.»

Et l’aimer.

Il y a eu au passage des intervenants qui ont fait la différence. Ce sont eux, et non ses parents, qui ont été témoins à son mariage.

Aujourd’hui dans la quarantaine, père de deux enfants, Éric a «une belle vie», mais porte encore des marques de sa jeunesse. «La vie familiale, je ne croyais pas à ça, je ne savais pas quoi faire, je n’avais jamais fêté Noël. Quand ma blonde m’achetait un cadeau, je voulais savoir la valeur pour lui acheter la même valeur.»

Encore aujourd’hui, «elle ne peut pas me flatter la nuque».

Il espère que la Commission spéciale sur la protection de la jeunesse ira au fond des choses. «J’aimerais ça pouvoir y participer pour dire ce que j’ai vécu, pour dire aux adultes, aux intervenants, comment on se sent comme enfant dans le système, on sent que les rôles sont campés, qu’on ne nous écoute pas.»

Ou les jeunes sont laissés à eux-mêmes, le jour de leur 18e anniversaire. «Je me rappelle, j’étais avec deux sacs à poubelle sur le bord du chemin : “Vas-y mon grand.” Je ne savais rien faire, je ne savais pas cuisiner, rien.»

Il a fallu qu’il s’organise.

Il a un autre rêve. «J’aimerais créer un lieu où les enfants pourraient venir pour apprendre à se faire à manger, à faire leur lit. Un endroit où ils pourraient venir quand ils seraient tannés, où ils pourraient parler à des anciens, à des jeunes qui ont vécu ça, un peu comme les A.A., pour s’entraider…»