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La machine de la DPJ

CHRONIQUE / Au cours des prochains mois, la Commission spéciale d’enquête sur la protection de la jeunesse sillonnera les régions du Québec pour faire le portrait le plus juste possible de tout ce qui touche les services à l’enfance. Le but avoué, éviter que le système «l’échappe» comme il l’a fait à Granby, où une fillette de 7 ans est morte le 30 avril dernier. Le Soleil entame aujourd’hui une série sur la DPJ afin de tenter d’en comprendre les différents rouages. Et les ratés. (1er de 4)


«Il est par ailleurs des catégories de personnes qui souffrent plus que leur part normale d’épreuves et qui ont souffert encore davantage à cause des délais prolongés que l’État a mis à soulager leurs problèmes.» 

Qui a dit ça à propos des enfants?

René Lévesque, au printemps 1977. Le premier ministre péquiste annonçait que «l’Assemblée nationale va être appelée le plus tôt possible à étudier une loi sur la protection de la jeunesse».

Elle a été adoptée en 1979.

Les mots auraient pu être ceux du premier ministre Legault au lendemain de la tragédie de Granby. «Ce n’était pas la première fois au Québec que le réseau qui doit protéger nos jeunes l’échappait. Et je pense qu’on est rendus à une étape où on doit revoir complètement le réseau d’aide et de supports de toutes sortes pour nos enfants et nos jeunes.»

Quarante ans plus tard.

François Legault a promis un «avant» et un «après» Granby, il est donc essentiel de bien cerner ce qui ne va pas.

La commission spéciale sur la protection de la jeunesse qui sera présidée par Régine Laurent a du pain sur la planche, elle devra être capable de remettre en question jusqu’aux fondements du système actuel, qui connaît son lot de ratés malgré l’apparente bonne volonté de tous les intervenants.

L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions.

Il faudra donc aller au fond des choses, accepter que la machine dérape parfois, que de mauvaises décisions sont prises et que des enfants en paient le prix. Pour un drame comme celui de Granby ou comme celui de la petite Rosalie, il y en a d’autres qui ne font pas les manchettes, tous ces enfants qui se retrouvent malgré eux au cœur d’une situation qui les dépasse.

Et que le système échappe.

Je le répète même si c’est une évidence, le réseau de la protection de l’enfance fait généralement de très belles choses, il sauve littéralement des vies, il permet à des enfants de grandir dans l’amour plutôt que dans la violence. Avec au-delà de 350 signalements chaque jour au Québec, c’est un tour de force.

Mais l’heure est présentement à l’identification des problèmes et à la recherche de solutions, parce que chaque fois que le système trébuche, c’est l’avenir d’un enfant qui est en jeu. 

La réforme du réseau de la santé en 2015 — alors que la protection de l’enfance à été fusionnée aux CISSS et aux CIUSSS — semble avoir exacerbé des problèmes qui existaient déjà, notamment en augmentant la lourdeur des processus et en provoquant une importante perte d’expertise, la fusion s’étant accompagnée d’un jeu de chaise musicale sans précédent chez les gestionnaires.

On a affaibli la première ligne, déjà fragile.

On a d’ailleurs montré du doigt cette première ligne dans le drame de Granby et, à l’autre bout du spectre, on a aussitôt suspendu le Directeur de la protection de la jeunesse de l’Estrie, Alain Trudel. Le problème est beaucoup plus vaste et complexe, comme le suggère André Perron, qui a œuvré pendant une vingtaine d’années comme chef de services et adjoint au DPJ.

«Le DPJ de la région de l’Estrie a été suspendu. Faudrait-il aussi suspendre :

- Le juge qui a ordonné le retour dans la famille?

- Le directeur d’école qui n’a pas fait de suivi sur l’enseignement à la maison?

- Le directeur du CLSC auquel le père aurait demandé des services et n’en a pas reçus?

- Le directeur du CIUSSS qui n’a pas solutionné le recrutement et le roulement du personnel?

- Les directeurs de départements universitaires (psychologie, criminologie, psycho-éducation, travail social) qui ne préparent pas les intervenants à œuvrer auprès d’une clientèle lourde et complexe?

- Les différents ministres de la santé et des services sociaux qui se sont succédé et n’ont pas priorisé cette clientèle vulnérable?»

Depuis 40 ans…

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LE CHEMIN D'UN SIGNALEMENT



Tout commence par un coup de fil.

Celui qui compose le numéro de la DPJ de sa région a des doutes sur la sécurité ou sur le bien-être d’un enfant.

La personne qui répond est une intervenante de la DPJ, elle travaille à la «RTS», à la réception et au traitement des signalements, elle doit déterminer avec un outil standardisé — et en discutant avec le chef de programme — s’il faut envoyer quelqu’un sur place. Si c’est le cas, elle indique si cela doit être fait tout de suite, en 24 heures ou en quatre jours. 

Un signalement fait par un enfant n’est jamais rejeté.

Si l’intervenante qui se rend sur les lieux juge que l’enfant est en danger, elle pourra décréter des mesures d’urgence, qui doivent durer au plus 48 heures.

Souvent un retrait immédiat. 

Mesure d’urgence ou pas, le dossier passe à l’évaluation-orientation, «l’éval», il sera attribué à une intervenante qui devra pousser plus loin l’analyse du dossier. C’est l’étape la plus importante, celle qui déterminera la suite des choses. À la lumière de rencontres et de discussions avec les parents, les enfants, des gens de l’entourage, de l’école, de la famille proche, l’intervenante fera ses recommandations.

La DPJ doit ou ne doit pas intervenir. 

Si l’intervenante de l’«éval» estime qu’il faut intervenir, qu’il y a «compromission», elle offrira aux parents de s’engager à suivre des mesures volontaires pour corriger ce qui ne va pas. Ils doivent remplir trois conditions : reconnaître les problèmes, avoir la capacité de les corriger et être motivés à le faire.

C’est ce qui se passe dans environ 40 % des cas.

Si les parents refusent les mesures volontaires ou s’ils ne se qualifient pas, le dossier se retrouvera au tribunal, la Chambre de la jeunesse. Si le temps presse, des mesures provisoires seront proposées pour une durée maximale de 60 jours, le temps d’établir un plan de match à plus long terme. 

La DPJ peut recommander des thérapies pour les parents, elle peut opter pour un placement de l’enfant chez le père ou chez la mère, en famille d’accueil ou chez un membre de la famille proche, cette option devant toujours être explorée d’abord. Dans le cas d’un placement avec un des parents, des visites — supervisées ou non — avec l’autre sont souvent prévues.

Pour rendre sa décision, le juge a devant lui l’avocat du Directeur de la protection de la jeunesse, les avocats des enfants, des parents, parfois aussi des grands-parents. Lorsque le juge accepte la suggestion de la DPJ, les parents doivent se soumettre à l’ordonnance du tribunal. 

Dans tous les cas où il n’y a pas de mesures volontaires, la DPJ doit faire ses recommandations au tribunal pour les «mesures sur le fond». Ces mesures sont aussi d’une durée déterminée, allant de 6 à 12 mois, après quoi les parties doivent se revoir devant le juge pour une révision.

Pendant cette période, le dossier sera confié à une intervenante à «l’applic», qui doit voir à l’application des mesures imposées par le tribunal, qui doit faire un suivi auprès des familles et des enfants. Un processus similaire est prévu pour les dossiers ou les parents ont opté pour les mesures volontaires.

À l’échéance prévue, la révision devra évaluer si les parents se sont amendés, s’il est opportun de maintenir les mesures. Lorsque l’enfant a été placé dans un autre milieu, un «placement à majorité» pourra être demandé après un certain temps, l’enfant ne pourra alors plus revenir dans sa famille.

La Direction de la protection de la jeunesse se retire d’un dossier pour trois raisons : lorsqu’elle juge qu’il n’y a pas lieu d’intervenir après un signalement, lorsqu’elle estime que les motifs qui ont justifié l’intervention ne sont plus présents ou, finalement, lorsque l’enfant souffle ses 18 bougies. 

Il entre alors, du mieux qu’il peut, dans le monde des adultes. 

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LA (DÉLICATE) GESTION DU RISQUE

L’étape la plus importante du processus est sans aucun doute celle où l’intervenante rencontre parents et enfants, où elle peut aussi contacter d’autres personnes pour faire un portrait le plus juste de la situation. 

Elle doit évaluer si la DPJ doit intervenir ou non.

Et comment.

Même avec l’aide d’un outil uniformisé, le système de soutien à la pratique (SSP), et en discutant avec le chef de programme, il reste une bonne part de subjectivité dans le constat qui est fait. Dans un monde idéal, ce sont les intervenantes les plus expérimentées qui devraient être à cette étape.

Dans la vraie vie, c’est souvent le contraire. Plusieurs voix se sont élevées depuis le drame de Granby pour déplorer le fait que la première évaluation puisse être confiée à des personnes qui sortent tout juste de l’université, qui n’ont peut-être pas le bagage nécessaire pour faire la part des choses.

Une travailleuse sociale m’a dit ceci, plus ou moins à la blague. «Il faudrait que ces intervenants-là aient des enfants. Quelqu’un qui n’a pas d’enfants ne comprend pas que tu peux crier, être à bout...» 

Dans un rapport, ce genre de comportements peut prendre des proportions plus grandes qu’il en a réellement. Des personnes rencontrées travaillant dans l’écosystème de la protection de l’enfance, la majorité n’aimerait pas voir la DPJ débarquer dans leur famille, de peur d’être mal évaluée.

Avec les conséquences qui pourraient s’ensuivre.

Les motifs qu’on dit de «compromission» qui peuvent justifier une intervention sont très nombreux, ils sont répartis en six catégories : l’abandon, les mauvais traitements psychologiques, de graves troubles du comportement de l’enfant, la négligence ou le risque sérieux de négligence, l’abus sexuel ou le risque sérieux d’abus sexuel, ainsi que l’abus physique ou le risque sérieux d’abus physique.

La première évaluation doit donc tenir compte de tous ces éléments pour déterminer si la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis. Si certains éléments comme l’abandon ou l’abus physique sont plus faciles à identifier, ce n’est pas le cas par exemple du «risque» d’abus ou de négligence.

Le risque n’est pas une observation, c’est une déduction.

Même chose pour ce qui touche l’aspect psychologique, où plusieurs éléments doivent être pris en considération. Par exemple, dans certains cas qui m’ont été rapportés, on reprochait à des femmes victimes de violence conjugale d’exposer leurs enfants à un conflit entre adultes.

Et de faire de l’aliénation parentale.

D’où l’importance de s’assurer que cette première analyse soit la plus solide possible, question de s’assurer de ne pas laisser un enfant dans un milieu malsain et aussi, à l’autre bout du spectre, de ne pas retirer un enfant inutilement. 

La suite des choses, lire l’avenir de l’enfant, en dépend.  

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LE OU LA DPJ?

Même si on a l’habitude de parler de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), expression consacrée à la fois dans le langage populaire et dans les médias, le terme exact auquel il faudrait plutôt référer est le Directeur de la protection de la jeunesse. Donc, le DPJ au lieu de la DPJ. Cela parce que, dans la loi, les employés de l’organisme représentent une personne et agissent en son nom. Et le Directeur de la protection de la jeunesse — qui est parfois une directrice — est en quelque sorte imputable des décisions qu’ils prennent. Vous trouverez donc les deux versions dans les textes, selon qu’il s’agisse de propos émanant de l’organisme ou non.  

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MÉTHODOLOGIE

Plusieurs entrevues ont été menées pour la réalisation de ce dossier avec des personnes qui ont différents liens et diverses expériences avec la DPJ. Les témoignages qui sont publiés ont été recueillis au cours des derniers mois, et des documents juridiques et officiels ont pu être consultés pour valider les faits qui sont évoqués. Fidèle à sa pratique, la DPJ ne commente jamais les dossiers, les arguments qui lui sont attribués ont donc été tirés de cette documentation.