Le dernier exemple en date est cet article du Devoir, qui relate les résultats d'une étude sur la présence de pesticides dans l'eau du fleuve. L'étude elle-même est fort intéressante : elle présente les résultats d'analyse de 68 échantillons d'eau du Saint-Laurent prélevés en 2017 entre le lac Saint-François et un peu passé l'embouchure des rivières Sainte-Anne et Batiscan. Il s'agit d'un secteur où beaucoup de rivières qui drainent des régions agricoles se déversent dans le fleuve, alors il était certainement pertinent de mesurer, comme le font les auteurs, les concentrations des deux herbicides les plus utilisés (le glyphosate et l'atrazine) et des très répandus néonicotinoïdes, des insecticides dont on enrobe les semences et qui sont ensuite présents partout dans la plante.
Le Devoir, un journal que j'aime bien par ailleurs, rapportait donc la semaine dernière que 99 % des échantillons contenaient au moins un de ces pesticides, 84 % recelaient du glyphosate et 82 % de l'atrazine — et ce «dans un tronçon du fleuve où des millions de Québécois puisent leur eau potable». Le texte ne dit pratiquement rien sur les concentrations mesurées, à part que «le glyphosate, un herbicide controversé, a [...] été détecté à différentes concentrations, selon le lieu de l’échantillonnage, «avec des concentrations plus élevées» dans les tributaires comme les rivières Nicolet et Yamaska.»
Ça a l'air inquiétant, n'est-ce pas ? Alors je suis allé voir dans l'étude originale : la plus forte concentration de glyphosate qu'ont mesurée les chercheurs à l'été 2017 fut de 3 microgrammes par litre (µg/l), ce qui est «environ 700 fois inférieur que la concentration sans effet observé sur les plantes aquatiques», lit-on dans l'étude parue dans Environmental Pollution. Comme il s'agit d'un herbicide, on peut penser que les plantes aquatiques sont les organismes les plus sensibles. Notons aussi qu'il s'agit d'une concentration près de 100 fois plus basse que la norme canadienne pour l'eau potable (280 µg/l) — et c'est-là, je le répète, la concentration maximale qui a été observée.
Pour l'atrazine, qui est beaucoup plus toxique que le glyphosate, la plus forte concentration rapportée (0,67 µg/l) est tout de même 15 fois en-dessous du seuil sans effet pour les plantes aquatiques. C'est aussi plusieurs fois en-dessous de la norme pour l'eau potable, qui est à 5 µg/l.
Bref, l'article ne présente que les chiffres qui semblent les plus spectaculaires (les taux de détection) et passe sous silence les concentrations, alors que celles-ci sont de toute évidence des renseignements essentiels pour avoir une idée plus juste et complète des résultats. Tant pis pour l'information du public.
C'est d'autant plus dommage que l'étude d'Environmental Pollution, dirigée par le chercheur en chimie environnementale de l'Université de Montréal Sébastien Sauvé, démontre bien (ou plutôt re-re-re-démontre) que nous avons un authentique problème de néonics sur les bras. Dans près du tiers (31 %) des échantillons, au moins un membre de cette «famille» d'insecticides dépassait le critère pour la protection de la vie aquatique (CVAC). Et ce, je le souligne, malgré le fait que les rivières les plus polluées finissent par se diluer pas mal quand elles se jettent dans le Saint-Laurent. Faut le faire, quand même. Essentiellement, cette étude mesure le même problème que ce rapport récent du ministère de l'Environnement, qui a trouvé que dans les régions où la culture du maïs et du soya est très présente, l'eau des rivières dépasse systématiquement (enfin, 97,5 % du temps) le CVAC pour les néonics. L'article du Devoir en parle, mais sans y accorder l'importance que cet aspect mérite, à mon sens.
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Ce texte-là est par ailleurs loin, très loin d'être le premier à commettre ce genre de «péché» journalistique, et je veux bien être damné pour l'éternité s'il est le dernier. C'est malheureusement un réflexe profondément ancré chez les journalistes que de retenir uniquement les taux de détection et de taire les concentrations. Avec sinon pour but, du moins pour effet de noircir artificiellement (et bien inutilement) le portrait.
Ce reportage de Radio-Canada, par exemple, relatait les résultats du rapport de l'Environnement dont je viens de parler. La première donnée qu'il cite indique que «près de 98% des prélèvements ont révélé la présence de glyphosate». Le journaliste glisse rapidement un mot sur les concentrations pour dire que «les critères de qualité de l’eau [sont respectés] dans la plupart des cas», mais disons qu'il s'agit d'une brève et timide manière de dire que le CVAC n'a été enfreint que dans 0,8 % des échantillons de 2015, aucune fois en 2016 et zéro en 2017. Bref, il n’y avait aucun signe dans ce rapport pour montrer que le glyphosate est un problème sérieux dans ces rivières-là, mais les taux de détection ont permis de faire semblant : le texte consacre ses 12 premiers paragraphes au glyphosate, et n'arrive que par la suite au problème réel des néonicotinoïdes.
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Vous voulez d'autres exemples ? Tenez : à la fin de février, le USA Today rapportait qu’un groupe environnementaliste avait testé 20 bières et vins américains, détectant du glyphosate dans pas moins de 19 d’entre eux. C’est ce chiffre que l’on retrouvait dans l’amorce, et force est d’admettre qu’il est bien dodu. Du glyphosate dans 95 % des bières et vins des États-Unis, y compris dans les produits bio, voilà qui semble effarant — beaucoup plus que cela ne devrait, en fait.
Dans les études de toxicologie, la «dose quotidienne sans effet adverse observable» chez les rats est d’environ 3 milligrammes de glyphosate par kilogramme de poids corporel (mg/kg). Les autorités sanitaires partent de cette base pour établir les seuils acceptables d’exposition pour l’être humain, mais elles divisent par 10 pour tenir compte des sensibilités différentes entre les espèces, et par 10 encore pour tenir compte de la variabilité individuelle. Au final, cela donne un maximum quotidien de 0,03 mg/kg, ou 2,1 mg/jour pour un adulte de 70 kilos.
Dans le rapport dont parlait le USA Today, la concentration maximale de glyphosate détectée était de 51 parties par milliard (ppb), ou grosso modo 0,051 mg/l. Si bien que pour dépasser le seuil quotidien acceptable, notre adulte moyen devrait boire 2,1 mg ÷ 0,051 mg/l = 41 litres de ce vin — un sauvignon blanc, si vous voulez le savoir. Et rappelons-le, si besoin est : on parle ici de 41 litres par jour.
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Allez, un autre exemple, un petit dernier pour la route... L’été dernier, le Journal de Montréal a publié un article au sujet d’une «étude» faite par un autre groupe militant, le Environmental Working Group (EWG), qui a trouvé des quantités infinitésimales du célèbre herbicide de Monsanto dans une quarantaine de marques de céréales et de barres tendres. «Des traces de glyphosate ont été trouvées dans 95 % des échantillons testés», avertit l’article.
Mais c’est en vain que l’on chercherait la plus petite trace d’une mesure de concentration dans ce topo, il n’y en a pas.
Quand on remonte à la source, on s’aperçoit que la teneur la plus forte mesurée par l’EWG était de 1300 ppb, dans du gruau. Alors refaisons le même calcul qu'on vient de faire, mais pour un enfant de 10 kg, histoire de mettre les choses au pire. Le maximum journalier serait pour lui de 0,03 mg/kg x 10 kg = 0,3 mg. La teneur de 1300 ppb représente 0,130 mg/l, donc notre enfant devrait manger chaque jour 2,3 litres de ce gruau (volume sec, sans compter le lait ou l’eau qu’on y ajoute) pour dépasser le critère. Aucune chance de se rendre là, ni même de s'en approcher.
Comme l’a dit le chimiste de l’Université McGill Joe Schwarcz à ce propos, «ce que nous avons ici, c’est une tempête dans un bol de céréales». Et j'ajouterai que cette habitude malheureusement très fréquente que nous, journalistes, avons de centrer nos topos sur des taux de détection, sans égard (ou si peu) aux concentrations, nous amène à faire ça avec une désolante régularité.
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