Dans son roman Les murailles, qu’elle a elle-même adapté pour le théâtre, l’écrivaine Erika Soucy a mené l’enquête afin de nous transporter sur le chantier de La Romaine, où elle est partie à la découverte du monde qui a tenu son ouvrier de père éloigné de la maison une bonne partie de sa jeunesse. Avec sa pièce Foreman, l’ex-travailleur de la construction devenu comédien Charles Fournier explore de son côté le malaise identitaire des jeunes hommes actuels. Alors que les deux projets se sont côtoyés pendant leur création — la première a servi de mentor d’écriture au second — et qu’ils se croiseront sous peu sur la scène du Périscope, Le Soleil a réuni les deux auteurs et acteurs autour d’une bière le temps d’une franche discussion sur la masculinité, le féminisme et le legs de leur père.
Q Charles, qu’est-ce qui t’a poussé à aller chercher le mentorat d’une femme pour parler de gars?
Charles Fournier (C. F.) Quand j’ai rencontré Erika, j’avais déjà deux laboratoires de faits. Il n’y avait pas de filles dans le projet. C’était un show de gars, écrit par un gars, monté par des gars. À un moment donné, j’ai senti fortement le besoin d’avoir un regard féminin et féministe sur la pièce : sur ce qui se dit et ce qui ne se dit pas. Des fois, je peux être maladroit.
Erika Soucy (E. S.) On a eu beaucoup de débats. Le gros du mentorat pour moi, ç’a été de discuter de la philosophie, du message, des dangers possibles, des maladresses qu’on ne voit pas parce qu’on a trop le nez collé sur le projet. J’ai levé des flags! Mais c’est quelqu’un qui tient aussi à ses opinions. Donc on a eu de belles discussions pertinentes pour amener plus loin sa réflexion.
Q Dans Les murailles, on entre aussi dans un univers très masculin…
E. S. Le chantier de La Romaine, c’est essentiellement un milieu d’hommes. Mais la voix des femmes est là. C’était présent dans le roman, mais j’ai essayé avec la pièce de jeter un éclairage plus puissant sur une parole féministe. […] C’est un peu là qu’on se rejoint, Charles et moi. Même si c’est un show de gars, les femmes sont tellement présentes dans sa pièce, tout tourne autour d’elles. Elles sont l’enjeu principal!
C. F. Ça touche au questionnement quant à la place qu’ils ont, ces gars-là. Ce ne sont plus des pourvoyeurs pour la famille, ils n’ont plus personne à défendre. Ce rôle-là dont les générations précédentes étaient tellement fières, eux, ils ne l’ont comme pas. C’est correct que ça ne soit plus ça. Mais après, il y a comme une zone de patinage où on se dit : «oups, qu’est-ce qu’on est, on se définit comment?» J’ai essayé de faire le reflet des gars avec qui je me suis tenu dans ma jeunesse ou avec qui j’ai travaillé sur les chantiers. J’ai essayé de les rendre le plus fidèlement possible sur scène. Sans les juger. Je voulais à travers ça que le gars dans la salle se pose des questions.
E. S. C’est là aussi qu’on se rejoint. On montre. Dans Les murailles, il y a du racisme, il y a des répliques misogynes. J’en ai été témoin, je ne pouvais pas le cacher. On se rejoint dans l’idée d’arrêter d’avoir honte. Ceci existe. On fait quoi après? Est-ce qu’on humilie ces gens-là parce qu’ils ont cette opinion? On peut dire qu’on n’est pas d’accord et c’est important de le dire. Mais en humiliant le monde, tu fais juste creuser un clivage.
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Q Vos pères sont très présents dans vos œuvres respectives.
C. F. Pour moi, c’est un peu un hommage. À tout ce qui est beau et tout ce qui a été moins beau aussi. Mon père s’est relevé, dans la vie. Il est tombé en pleine face, mais il s’est relevé. Je mets l’emphase là-dessus. De le voir malade, de le voir s’être battu, d’avoir fait des démarches pour parler de ses émotions, pour s’ouvrir… C’est ce qui fait que j’ai eu le courage d’avancer et de sortir du rôle que je m’étais imposé. Jusqu’à mon entrée au Conservatoire, j’avais tout fait, toute ma vie, pour avoir l’air d’un tough. Que ce soit physiquement, dans mes gestes, dans la job que je faisais, dans les filles que je fréquentais, dans la violence, dans la consommation, c’était mon seul et unique but. De le voir quitter ça et se rendre compte que c’était nocif pour lui, ç’a fait en sorte que j’ai pu faire ce cheminement-là.
E. S. Je suis beaucoup dans le récit de filiation parce que j’ai toujours considéré que mes parents et même mon frère sont des personnages qui ont une valeur littéraire. Mon père est un personnage avec sa complexité, avec ses beaux côtés comme ses moins beaux. Il y a aussi le travail de l’hommage qui peut rejoindre Charles. Mais lui est très serein par rapport à tout ça. Il y a quelque chose d’assez ramassé. Moi, je n’en suis pas là. Justement peut-être parce que mon père est encore vivant. Tout ça évolue, la relation est encore en mouvance. Il y a quelque chose de pas si clair et de pas si fermé dans l’œuvre des Murailles.
Les murailles sera présenté au Périscope du 9 au 20 avril. Foreman suivra au même théâtre du 16 avril au 4 mai. Des programmes doubles rassemblant les deux spectacles auront lieu les 19 et 20 avril.
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LA REVANCHE
Venant tous deux de milieux plus ouvriers, Erika Soucy et Charles Fournier disent avoir vécu un décalage en entrant au Conservatoire.
«J’haïs ça le mythe du self-made man ou de la self-made woman, mais il y a un peu de ça chez nous, observe Soucy. Je suis la première à avoir fait de grandes études dans ma famille. Et pour eux, de grandes études, c’était d’aller au cégep. En arrivant dans le milieu théâtral, il y a beaucoup de gens privilégiés, qui viennent d’un milieu plus aisé, qui ont plus de connaissances… Ils sont d’une autre classe sociale. À un moment donné, tu te sens vraiment mis à part. Tu te demandes : “comment je la fais, moi, ma place?”»
Charles Fournier raconte avoir toujours voulu être comédien, mais que cette avenue n’était pas valorisée dans son entourage. Sans grande conviction — «je ne me serais pas engagé moi-même!» rigole-t-il —, il s’est lancé dans la construction. Jusqu’à ce que la maladie de son père, décédé avant son entrée au Conservatoire, ne le fasse se réorienter.
«J’ai fait : “ostie, non. Je ne vais pas travailler toute ma vie dans quelque chose que je n’aime pas pour mourir avant ma retraite comme lui”», résume celui qui n’avait absolument aucune expérience dans le domaine théâtral. «Tu te demandes : est-ce que j’ai le droit de parler comme je parle pour vrai? Est-ce que j’ai le droit d’écrire comme je parle?» laisse-t-il tomber.
«On se fait dire : “c’est trash, c’est violent, on n’est pas sûr qu’on veut aller là”, reprend Erika Soucy. On me disait souvent ça quand j’étais au Conservatoire. La colère que j’avais en moi, je ne pouvais jamais la montrer. C’est extrêmement frustrant. Tu te dis : “c’est ça, continuez à faire du théâtre entre vous autres et à vous comprendre… Moi, je vais aller écrire des livres”. Et là, je reviens!»
L’heure est donc un peu à la revanche pour les deux auteurs et comédiens — tous deux jouent dans leur pièce respective —, heureux d’amener au théâtre des milieux qui n’y sont pas tellement représentés.
«Sur la scène du Périscope, ces soirs-là, on va voir une autre classe sociale qu’on ne voit pas souvent, j’ai l’impression. Je suis fière de ça», confirme Erika Soucy.
«Les gens du théâtre, je les aime et je vais être content s’ils aiment le show, ajoute Charles Fournier. Mais ce n’est pas mon public et je pense que ça ne le sera jamais. J’ai envie de m’adresser au monde qui ne va pas nécessairement au théâtre...»
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FOR MEN – POUR HOMMES
Dans la foulée des représentations de la pièce Foreman, l’activité de médiation culturelle For men — Pour hommes aura permis à 13 nouvelles plumes de s’exprimer. Depuis janvier, six auteurs (Michel Nadeau, Anne-Marie Olivier, Erika Soucy, Isabelle Hubert, Patric Saucier et Charles Fournier) ont été jumelés à des usagers de deux organismes venant en aide à des hommes en difficulté. Avec le soutien de leur mentor, ces derniers ont été invités à signer un texte de leur cru qui sera mis en lecture et livré par des comédiens professionnels avant la représentation du 26 avril. L’activité est présentée sans frais, mais une contribution volontaire est bienvenue. Réservation requise à la billetterie du Périscope.