— Oui.
Juliette Soucy a 15 ans, nous sommes seules dans la pièce. Elle entend les voix de deux hommes. Constamment. Mais, contrairement à avant, elle ne distingue plus ce qu’ils disent. Ils n’ont plus d’emprise sur elle.
Il lui a fallu du temps.
Ça a commencé en quatrième année. «Au début, j’essayais de voir si je les connaissais, si c’était quelqu’un de la famille... je ne les connaissais pas. Il n’y avait pas une journée où je ne les entendais pas.» Chaque jour, elle se faisait dire qu’elle n’était pas belle, qu’elle allait échouer à son examen. «Après ça, ils me disaient de ne pas parler à telle fille, ils disaient "elle t’en veut, elle lit dans tes pensées".»
Puis, «à la fin du primaire, ils m’ont dit de me tuer, que c’était la meilleure solution. J’étais dans ma chambre, les voix me disaient de me jeter de ma fenêtre. Je regardais la fenêtre... Et ma mère est entrée à ce moment-là.»
Juliette est allée voir une intervenante à l’école le lendemain, elle lui a parlé de ses idées noires.
Pas des voix.
«L’intervenante a convoqué mes parents, je leur ai dit que c’était la pression des examens. J’ai vu un psychologue pendant l’été, mais j’entendais encore les voix, elles me disaient : “T’es grosse”, “Tu déçois tes parents”…» Juliette ne savait pas ce qui lui arrivait. «Quand j’entendais les voix, je filmais avec mon cellulaire et, quand je réécoutais, les voix n’étaient pas là…»
Et pourtant, elle les entendait.
Clairement.
Elle a passé l’été à endurer ça, sa première année du secondaire aussi. «À la fin de l’année, les voix ont recommencé à me dire de me tuer, à me dire : “Qu’est-ce que tu fais sur cette terre?”» Cette fois, elle les a écoutées, elle a pris tous les comprimés chez elle, du Tylenol et de l’Advil, les a mis dans sa boîte à lunch. «Le midi, je suis allée dans un endroit isolé, un corridor qui n’était pas passant, j’ai commencé à prendre les pilules. Je trouvais ça ridicule, mais je n’étais plus moi…»
Elle a pris une photo des pilules dans sa main, l’a envoyée à une amie qui étudiait dans une autre école. «Je ne voulais pas mourir...» Son amie a alerté la direction, Juliette est allée à l’hôpital, plus de peur que de mal. Elle a encore mis la pression des examens, elle a toujours été première de classe.
Elle est allée à Barcelone avec ses parents pendant l’été. «Je disais à mes parents que j’étais correcte, mais les voix étaient de pire en pire.»
Et le pire était à venir.
Judy lui est apparue. «En secondaire 2, je me suis mise à halluciner, une fille vraiment méchante. Judy me suivait partout, elle me réveillait la nuit. Je me sentais folle, je la voyais. Un midi, je suis allée marcher, j’ai halluciné Judy qui m’attrapait par le bras. Il y avait mon amie à côté, je n’étais pas capable de faire la distinction entre les deux. Je voyais des marques sur mon bras, j’ai capoté...»
Elle a abouti à l’hôpital psychiatrique, elle a tout raconté au psychiatre, les voix, Judy. «Je me sentais comme dans une prison, j’avais besoin de ne pas être seule... Ça a empiré, plus de voix, plus d’hallucinations. Elles disaient : “Ton intervenante va entrer et elle va t’étrangler…” J’avais tellement peur!»
Elle y est restée un mois.
Ils ont essayé de trouver ce qu’elle avait, ont testé différents cocktails de médicaments. «Ça ne marchait pas, ça s’aggravait, je voyais un chat dans les airs, un chien au sol, Jack, il parlait. C’était rendu ma réalité, je restais là à fixer un coin à l’école, je parlais à voix haute et je ne m’en rendais pas compte.»
Elle est retournée à l’hôpital, un mois encore, Judy et les voix s’en donnaient à cœur joie, les médecins n’arrivaient pas à mettre le doigt sur ce qui clochait. «J’étais dans un deuxième monde, je ne dormais plus, j’avais peur qu’ils me tuent. Je me frappais la tête pour faire taire les voix...»
Elle est retournée une autre fois à l’hôpital, les voix lui ont dit de se jeter dans le fleuve, par une froide journée d’avril. «Quand je suis arrivée dans l’eau, je me suis réveillée, j’avais peur. J’ai réussi à sortir et je suis retournée à l’école. Je suis allée voir la travailleuse sociale, je lui ai tout raconté. J’avais confiance en elle.»
C’était il y a six mois.
«Il fallait que ça arrête. Les médecins disaient que j’allais passer tout l’été à l’hôpital, je me suis dit qu’il fallait que je change. Ils me disaient d’écrire ce que les voix me disaient, j’écoutais leurs conseils. Ils m’ont laissée sortir pour que j’aille en vacances avec ma famille, ils ont vu dans mes yeux que je voulais changer.»
Ils ont bien vu. «Plus l’été avançait, plus les voix diminuaient, elles ne me disaient plus quoi faire, comme si j’avais réussi à les mettre en arrière. Avant, je me mélangeais entre les vraies conversations et celles avec les voix. Là, je ne me mélangeais plus. Je ne voyais plus Judy, ni le chien, ni le chat.»
Tout ça sans médication.
Elle a continué à pratiquer sa discipline de concentration à l’école, le cheerleading. «J’en fais depuis le secondaire 1. Je me suis accrochée à ce sport-là, ça me permettait de décompresser.»
Juliette a repris le contrôle. «J’étais capable de leur dire : “Non, je ne suis pas conne.” Mes parents m’ont aidée à avoir confiance en moi, à m’affirmer. Je ne les écoutais plus. Plus je les défiais, moins elles étaient là, comme si elles se disaient : “Ça ne sert à rien, elle ne nous écoute plus.”»
Elles sont devenues un bruit de fond.
Juliette a longtemps cru qu’elle était toute seule à vivre ça. «Ma travailleuse sociale m’a parlé d’un groupe de jeunes entendeurs de voix. Je suis allée, ça m’a fait du bien de voir qu’il y avait d’autres personnes comme moi. Quand ça arrive, tu ne sais pas ce qui se passe. Tu penses que tu es folle.»
Le groupe a été mis sur pied par le Pavois, un organisme qui se consacre depuis 30 ans aux gens aux prises avec des problèmes de santé mentale. Ils sont cinq ou six dans le groupe, âgés de 12 à 18 ans. «La maladie mentale, tu ne décides pas de ça. Ça ne sert à rien de ne pas en parler.»
Les médecins n’ont jamais mis le doigt sur le bobo. «Ils ont exploré la schizophrénie, la bipolarité et d’autres choses. Aujourd’hui, je n’ai toujours pas de diagnostic. J’ai fait deux psychoses non identifiées.»
Elle assiste encore aux réunions, même si les voix sont maintenant derrière elle. «Il y en a dans le groupe qui sont encore là-dedans. J’y vais pour leur dire que c’est possible de passer au travers. Moi, je suis passée au travers. Quand mon père me disait que ça allait passer, je ne le croyais pas.»
C’est pour ça qu’elle a accepté de raconter son histoire, pour que les jeunes à qui ça pourrait arriver sachent qu’ils ne sont pas tout seuls. Elle aurait voulu le savoir quand ces deux hommes ont commencé à lui dire qu’elle était laide. «Il ne faut pas voir peur, c’est juste des voix...»
Il ne faut pas avoir peur.
Ni honte.