Il y avait autre chose.
Elle l’a fait pour redonner vie à Joëlle.
Joëlle, c’est Joëlle Tshernish, cette femme innue qui a été retrouvée morte par un froid matin d’octobre 2012 dans un stationnement de Saint-Roch, nue, seulement des bas aux pieds.
Seule.
J’avais écrit une chronique sur elle, j’avais cherché à savoir qui elle était, j’avais appris qu’elle avait longtemps combattu les démons de la dépendance, qu’elle avait déjà cru les avoir domptés, qu’elle retombait chaque fois plus bas. Qu’elle se prostituait pour consommer.
Je suis entrée dans sa vie par sa mort.
J’ai publié son histoire le 12 octobre, Natasha n’a jamais oublié la date, c’est le jour où elle a publié son premier recueil de poèmes, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures. «J’attendais dans une station de radio de Rimouski pour faire ma première entrevue à vie, j’ai vu la une du Soleil, et j’ai vu son nom...»
Joëlle était sa cousine. «Il y a juste une Joëlle Tshernish. J’avais le goût de pleurer, que sa vie finisse comme ça, c’est trop triste.»
Les deux viennent de Pessamit, communauté innue de la Haute-Côte-Nord, un peu avant Baie-Comeau.
C’est là que j’ai rencontré Natasha fin septembre, elle m’avait donné rendez-vous au restaurant Penshu pour déjeuner, un casse-croûte dans les règles de l’art. C’est la première fois depuis quatre ans qu’elle ne passait pas en coup de vent, elle était là pour une bonne semaine, en tournage pour un projet télé.
Ça tombait bien. «J’avais besoin de me ressourcer.»
Nous avons marché jusqu’au bord du fleuve, nous sommes assises sur une grosse branche que la mer avait laissée là.
Et c’est là, devant l’horizon, qu’elle m’a parlé du rôle d’Eyota dans Unité 9, cette femme autochtone que la vie a malmenée tant et plus encore, qui aboutit à Lietteville dans un triste état. D’aucuns ont d’ailleurs reproché à l’auteure de la série, Danielle Trottier, de présenter un ramassis de préjugés.
Et, par ricochet, à Natasha aussi.
Cela même si le parcours de la poétesse en est aussi un de militante, qu’elle n’a jamais hésité à réclamer une prise de conscience sur la réalité des Autochtones tout en appelant les Premières Nations à se réapproprier leur culture et leur voix.
Elle a pris le rôle comme «une tribune».
Elle savait parfaitement ce qu’elle faisait en acceptant. «Ça fait longtemps que je me bats pour qu’on en parle, pour qu’on comprenne quelles sont les bases de cette réalité-là, a-t-elle confié à La Presse en janvier. [...] Je me dis que dans Unité 9, les gens n’auront pas le choix de se confronter à cette réalité et de pouvoir apprendre à humaniser des personnes qui semblent inaptes à recevoir de la compassion.»
Elle a tout de suite pensé à Joëlle.
«Quand j’ai eu le scénario, c’est elle que je voyais. Je lui parlais. J’ai toujours eu besoin de comprendre son vécu.»
Elle se revoyait, petite, à côtoyer Joëlle, surtout ses sœurs. «Joëlle et moi, on a 10 ans de différence. Je voyais passer Joëlle, elle était comme déjà pas là... Elle avait les cheveux courts, noirs.»
Un peu garçonne.
Puis, elle ne l’a plus revue. «J’en entendais parler, Joëlle était à Montréal, à Québec... On disait qu’elle était devenue prostituée, c’était fait sans jugement, mais on la connaissait, elle avait des problèmes de consommation.»
Elle a appris le 12 octobre, en lisant, qu’elle était itinérante. «C’était ma cousine.»
Natasha m’a d’abord contactée par courriel, pour partager avec moi cette histoire qu’elle gardait pour elle jusque-là. «En jouant ce rôle à la télévision, même si l’histoire d’Eyota n’est pas tout à fait la sienne, j’ai voulu magnifier le destin de Joëlle, raconter une autre fin. Où elle reste en vie.»
Pour remettre un peu de beauté. «J’ai vécu et j’ai vu des tragédies. Elles m’habitent. Elles font que j’avance tous les jours.» Elle se sentait maintenant prête à s’ouvrir pour «redonner à nouveau, plusieurs années plus tard, un sens à la vie de Joëlle».
Sans dévoiler le punch de la série, Natasha m’a confié qu’Eyota allait «éclore» enfin. «C’est le pouvoir du récit. Et dans la tradition orale autochtone, tu as le droit de changer le récit parce que le récit évolue. Ça me fait drôle d’être là, des années plus tard. Un nom est sorti il y a six ans, je ne peux pas ne pas me réclamer de ce nom-là, c’est ma famille. C’est très en lien avec ce que je fais.»
Ainsi, pour «boucler la boucle», Natasha a fait jouer un rôle à Eyota. «Joëlle ne pouvait pas rester oubliée.»
+
LE POUVOIR D’EYOTA
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En acceptant le rôle d’Eyota Standing Bear, Natasha Kanapé Fontaine ne savait trop à quoi s’attendre.
Elle a gagné son pari.
«Quand je suis passée à Tout le monde en parle, juste après, il y avait le Salon du livre de Trois-Rivières. Les gens faisaient la file! Il y avait des gens qui me prenaient dans leurs bras, il y a des gens qui n’avaient jamais acheté de poésie et qui en achetaient... Ils me disaient : “Tu me touches tellement, ta poésie va m’aider.”»
Par Eyota, ils ont compris une certaine réalité.
Et un appel à l’aide.
Il y a encore du travail à faire, de part et d’autre. Elle reste convaincue qu’il vaut mieux regarder les problèmes en face pour les régler, d’où la nécessité du rôle d’Eyota. «Il y a des gens qui ne sont pas d’accord à ce que je parle publiquement des problèmes. Mais il faut en parler. C’est plus facile de ne pas en parler, mais en en parlant, en en parlant bien, on peut faire changer les choses.»
Il faut travailler sur tous les fronts. «Autant du racisme systémique, autant des préjugés, autant du regard de nous tous, Autochtones et non-Autochtones, sur ceux qui sont démunis, qui sont emportés par les dépendances aux substances toxiques. Et je pense qu’on peut le faire en société.»
— Tu devenais le cliché?
— Oui. Et je m’en foutais.
Elle a réussi à arrêter l’alcool il y a un an, presque jour pour jour, lors d’une cérémonie traditionnelle. «La guide a dit qu’il fallait que j’arrête de blâmer. Mais il fallait surtout que je me pardonne de m’avoir fait du mal. Et ça, c’est pas facile.»
Le sevrage n’a pas été une sinécure. «Ça a été la chose la plus difficile à faire de ma vie. J’avais passé trop de temps dans le flou, je n’avais pas de souvenirs de mon enfance ni de mon adolescence, sauf les plus difficiles. L’alcool, c’est le pire poison, ça amenuise la vision, la relation avec soi-même.»
Elle s’est choisie. «Chaque matin, on a le choix.»
C’est le thème de son dernier recueil de poèmes, Nanimissuat : Île-tonnerre. «Je me suis posé la question : “Comment rester honnête envers moi-même et envers ma démarche? Est-ce que je recule? Est-ce que je me cache?” Je me suis dit : “J’y vais.” Je ne veux pas blesser les gens, mais si je peux être un modèle, leur dire que je m’en suis sortie, je peux leur donner ça. Tout en restant honnête. Et je peux encore transcender, par la poésie.»
Les modèles sont encore trop rares.
Elle en sait quelque chose, elle a longtemps cherché quelqu’un pour lui montrer qu’être sobre était possible.
Elle en a trouvé un. Une. «Mon modèle, ça a été Beatrice Deer, une des premières artistes sobres. Elle s’entraîne, elle a une vie saine. Elle publiait tout sur les réseaux sociaux. C’est une grande star dans le nord, comme Elisapie [Isaac]. Elle a fait des appels à l’action, elle se bat contre les épidémies de suicides. Elle vient de sortir un nouvel album qu’elle a tout composé elle-même. Elle veut montrer la résilience en dévoilant ses faiblesses, mais en se construisant avec elles.»
Natasha, elle, a milité à s’en essouffler. Elle planche présentement sur un livre traitant de la philosophie des nations autochtones.
Elle appelle les siens à se «décoloniser de l’intérieur».
Une partie de la solution est dans le retour aux traditions, à la sagesse des ancêtres. «Je suis mon intuition en imaginant ce que les ancêtres feraient. Il faut donner de l’espoir, il faut être à l’écoute, toujours considérer l’environnement, et être proche des nôtres. Les aider. Il faut ramener ce qu’on nous a arraché.»
À commencer par l’espoir.
Une guérison de l’intérieur. «La réalité est liée à quelque chose qui s’est passé, mais qui n’est pas apaisé. Il y a encore beaucoup à faire. Mais on va y arriver.»
+
AUX DISPARUES
Poème publié dans le recueil Manifeste Assi en 2014 :
J’entends les clochers
De ta robe de poussière
Ma sœur.
Poème composé pour Joëlle, 26 mars 2014
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