Les arômes de la Gaspésie sauvage

Les fleurs du mélilot, une fois convenablement séchées, peuvent remplacer la vanille en pâtisserie.

DOUGLASTOWN — Catherine Jacob et Gérard Mathar cueillent les trésors méconnus de la Gas­pésie et les commercialisent depuis 12 ans. Leurs épices, champignons et algues sauvages, résultats d’années d’essais dans leur propre cuisine, aromatisent les produits d’un nombre croissant de transformateurs.


Après une marche sur la terre des Jacob-Mathar, on ne regarde plus la végétation de la même manière. Dans la cour, M. Mathar nous montre du mélilot, dont les fleurs au parfum de foin coupé, correctement séchées, remplacent la vanille. Plus loin, il pointe un aulne, l’arbuste qui fournit le poivre crispé. Sur le tronc d’un bouleau, M. Mathar désigne un champignon chaga, qu’il garde à l’œil. «J’en coupe un morceau, je regarde comment ça réagit. Je le connais depuis 10 ans!»

Tout ça pousse tout seul, comme l’indique le nom de l’entreprise, Gaspésie sauvage. «Je laisse faire : ça fait des millions d’années que la nature s’arrange toute seule!» lance M. Mathar.

Dans le séchoir de Gaspésie sauvage, Catherine Jacob pèse du myrique baumier pour un client. Des algues fraîches, des pétales de roses et des boutons de marguerite attendent leur livraison dans la chambre froide. À l’étage, le fils aîné, Côme, remplit des pots d’épices à viande rouge. La composition exacte du mélange? C’est un secret. Mais sur l’étiquette, il y a tout ce que l’on a besoin de savoir : «0 % cochonneries».

Non, Gaspésie sauvage n’a pas de certification bio, prévient M. Mathar. «Ça nous coûterait 4000 $ à 5000 $ par année. C’est de la business. Si les gens ne sont pas capables de comprendre que de la cueillette sauvage, c’est mieux que de la mise en culture…»

De la Belgique à la Gaspésie

Le couple originaire de Belgique s’est installé dans la Matapédia en 2005, puis à Douglastown, près de Gaspé, en 2008. La tranquillité les a attirés. «Une région économiquement défavorisée, c’est toujours mieux pour s’installer, parce que c’est écologiquement avantagé. Là où l’homme passe, la nature trépasse, comme disait mon père. On ne sait rien faire de manière douce, c’est l’appât du gain», estime M. Mathar.

La cueillette, «en Europe, on le faisait déjà pour nous. Ici aussi, on l’a d’abord fait pour nous», dit M. Mathar. Si le couple sait comment sécher et apprêter telle plante ou tel champignon, c’est qu’il en a dans sa cuisine. «On les utilise en tout temps et on fait constamment des tests pour voir comment on va les utiliser», rapporte Catherine Jacob.

Mme Jacob désigne ses préférés : «J’adore le curry, un mélange d’épices gaspésiennes dont je me sers tout le temps. Et le mélilot, j’en mets partout : dans les crèmes pâtissières, les gâteaux…»

Gaspésie sauvage garde secrète la composition de ses mélanges d’épices, mais garantit une chose sur ses étiquettes : «0 % cochonneries».

Les Jacob-Mathar ont commencé à vendre leurs cueillettes en 2006. «Je suis allé à Montréal, j’étais à pied, j’arrêtais dans les restaurants intéressants, les traiteurs, les épiceries fines. Je me rappelle encore de ma première commande de 68 $! On était tout contents», rapporte M. Mathar.

Le bouche-à-oreille, en personne et via les médias sociaux, a fait le reste. Aujourd’hui, Gaspésie sauvage achète les récoltes de 50 cueilleurs à temps partiel, répartis pour la plupart dans un rayon de 100 kilomètres autour de Douglastown, mais aussi en Beauce, au Saguenay, au Nouveau-Brunswick et dans les Territoires du Nord-Ouest, pour des espèces qui poussent mieux là-bas. 

Le couple veut garder l’entreprise d’une taille raisonnable. «On refuse régulièrement des grosses commandes ou de cueillir des espèces fragiles. Quand on est passés, on ne voit pas qu’on est passés. Et si ça devait modifier quoi que ce soit, on ne le ferait pas», tranche M. Mathar.

Dans du gin, des pâtés, du chocolat…

De plus en plus de produits transformés incluent les cueillettes de Gaspésie sauvage. Les deux distilleries gaspésiennes aromatisent leur gin avec leurs ingrédients. D’autres distillateurs et brasseurs québécois et ontariens passent aussi des commandes. 

L’entreprise Les Viandes bio de Charlevoix met du Gaspésie sauvage dans ses saucisses et dans ses pâtés. Couleur Chocolat, de Sainte-Anne-des-Monts, concocte une collection de «chocolats forestiers», aromatisés au sapin baumier ou au carvi sauvage. 

Sur sa propriété de Douglastown, le couple tient une «mégaboutique», un nom donné par dérision puisqu’elle doit bien faire 4 m2… À Québec, les curieux trouveront la plupart de leurs produits à l’Épicerie J. A. Moisan, et à Montréal, au Marché des saveurs du marché Jean-Talon. Au centre-ville de Gaspé, le Marché des saveurs les offre aussi.

Gérard Mathar et Catherine Jacob, d’origine belge, ont construit leur vie et leur entreprise dans le 3e rang de Douglastown, près de Gaspé.

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UNE ENTREPRISE SELON LEURS PRINCIPES

DOUGLASTOWN — Pour les propriétaires de Gaspésie sauvage, l’entreprise est indissociable de la vie de tous les jours. Et les deux, la compagnie et la vie, sont guidés par le même principe : cueillir ou produire ce dont on a besoin près de chez nous, en s’assurant qu’il en restera pour les suivants. 

«On est des adeptes de la simplicité volontaire : de la vie normale, quoi. Parce que c’est la majorité qui doit remettre en question sa consommation», lance Gérard Mathar.

Sans vivre en autarcie complète, Catherine Jacob et Gérard Mathar comblent une bonne partie des besoins de leur famille avec la production de leur ferme. Une vache Jersey fournit du lait, dont ils tirent leur fromage. La laitière est fécondée par Rio, un taureau Highland, histoire de remplir le congélateur avec la progéniture.

Leurs cochons, moutons, poulets, canards, pintades, oies et pigeons les approvisionnent en viande et en œufs. Hortense, une jeune truie, se promène en liberté dans la cour, en attendant de prendre la relève de sa mère. Légumes, fruits et herbes viennent de leurs grands jardins et de leurs serres, arrosés par l’eau de pluie récupérée des toits.

Les trois fils, âgés de 14, 18 et 20 ans, font leur part des travaux. Au moment de la visite du Soleil, l’aîné préparait des pots d’épices de Gaspésie sauvage. Le cadet faisait le ménage du gîte loué aux touristes. Le troisième arrosait les plants de citrouille, et est aussi responsable de fabriquer le pain, entre autres tâches, précise Gérard Mathar. «Ils vont partir un jour, mais tant qu’ils sont là, ils donnent un sérieux coup de main. Le but est de les rendre autonomes.»

Alors que Le Soleil l’interroge sur son entreprise, M. Mathar précise que ce n’est pas l’essentiel. «Mon but, c’est d’élever correctement mes enfants et d’être heureux […]. L’entreprise n’est pas un but en soi. C’est ce qui nous permet de vivre comme on veut. Si, un jour, un de nous deux en a marre, on arrête ça. En attendant, on y met quand même tout notre cœur.»