Pas de doute : une véritable révolution est en train d’avoir lieu dans le monde des bibliothèques. La vague du numérique déferle à vitesse grand V sur ces institutions qui hier encore étaient des milieux traditionnels, réservés à l’étude, et où régnaient silence et poussière. En outre, la bibliothèque comme troisième lieu propose une multitude de services qui auparavant étaient réservés aux centres communautaires, aux centres de loisirs, aux cinémas, et j’en passe. En effet, la bibliothèque d’aujourd’hui offre non seulement des conférences et des clubs de lecture, mais aussi des jeux vidéo, des podomètres, des ateliers de cuisine; elle organise des ateliers de discussions, des activités pour les tout-petits, des fêtes et des spectacles, etc. Cette révolution présente des avantages indéniables comme attirer les jeunes, briser l’image austère de la bibliothèque, offrir un lieu de rencontre et de divertissement aux gens vulnérables à la pauvreté et à l’isolement, proposer aux enfants des activités stimulantes, inviter les usagers à s’initier aux nouvelles technologies, et tout cela contribue certainement à la vitalité d’une ville et d’un quartier. Mais… et la lecture, dans tout ça?
Les bibliothécaires parlent d’un espace qui ne discrimine aucune forme de culture et qui rejoint toutes les catégories sociales, ce qui représente bien sûr un argument de taille. Le lieu symbolique de la connaissance (et d’une forme d’élitisme, dans l’esprit de certains) intimidait les gens moins éduqués? Il repoussait les jeunes en quête d’action, de nouveautés technologiques, de divertissement? Qu’à cela ne tienne! La bibliothèque va s’adapter aux besoins de toute la population, y compris aux citoyens qui ne lisent pas, et faire peau neuve afin d’être plus glamour. De cadrer dans la civilisation du spectacle où souffle le vent du numérique, quoi! Une fois dans l’enceinte des bibliothèques, les nouveaux usagers auront l’occasion de s’initier au plaisir de la lecture et d’en tirer toutes les richesses auxquelles, auparavant, ils n’avaient pas accès. Le raisonnement n’est pas bête. Mais, comme tout grand changement, celui-ci entraîne son lot de conséquences plus ou moins heureuses et donne lieu à une réflexion critique sur le statut des bibliothèques publiques, et surtout sur leur mission.
Comme je travaille pour le réseau des bibliothèques de Québec, gérées par l’Institut canadien de Québec (un OBNL fondé en 1848), je décrirai à présent la réalité de ces établissements en particulier. L’organisme décrit sa mission dans ces mots : «Promouvoir et rendre accessibles le savoir et la culture en offrant des services de bibliothèque, de médiation et de diffusion culturelle et littéraire.» Parmi ses champs d’intervention, l’ICQ cite : «la promotion de la lecture et de l’écriture; la sensibilisation à la culture et plus particulièrement à la littérature; la production et la diffusion d’activités littéraires». Il va sans dire que l’ICQ intervient dans ces champs (prenons par exemple la superbe Maison de la littérature, qui contribue grandement à la vitalité de la littérature et de la culture à Québec). On peut toutefois se demander si la philosophie du troisième lieu atteint vraiment sa cible, soit de démocratiser la culture (d’ailleurs, de quelle culture parle-t-on?).
Si l’on se fie aux statistiques des dernières années, il semblerait que les chiffres parlent en faveur du de cette philosophie. En effet, le nombre d’usagers et de prêts de documents va croissant. Mais les chiffres ne révèlent jamais la complexité d’une réalité, et certains phénomènes (qui ont pour témoins privilégiés les employés sur le terrain) passent sous silence. La limite de prêts étant maintenant de trente livres par carte de bibliothèque, il va de soi que le nombre de prêts augmente (les jeunes parents, en particulier, empruntent à chaque visite une pile de livres pour leurs enfants). On ne peut que se réjouir qu’ils y trouvent leur compte et fréquentent assidument la bibliothèque, de même que les enfants qui viennent jouer à l’ordinateur ou aux consoles de Wii. Cependant, les usagers qui fréquentaient les bibliothèques traditionnelles (les amoureux de la lecture, les gens en quête d’un peu de calme, les aîné.es qui venaient discuter avec les commis et leur demander conseil, les étudiants), tous ces gens ne reconnaîtront bientôt plus le lieu de culture propice au travail, ou simplement à la lecture, qu’ils aimaient fréquenter. L’exode de ces lecteurs a déjà commencé… ne restera-t-il que la bibliothèque de l’Université Laval pour ceux qui désirent lire ou travailler en paix? C’est une question que soulèvent bon nombre d’utilisateurs des services des bibliothèques de Québec. Des parents s’inquiètent aussi des innombrables sources de distraction (en tête de liste : la présence de jeux vidéo dans le secteur jeunesse de plusieurs bibliothèques) qui empêchent leurs enfants d’avoir un véritable contact avec les livres et de développer leur intérêt pour la lecture.
Du côté des commis, la philosophie du troisième lieu ne fait pas l’unanimité, et les nouvelles règles de la bibliothèque sont parfois très difficiles à appliquer, puisqu’elles jouent constamment sur l’entre-deux : on peut désormais manger et boire à la bibliothèque, mais en respectant certaines conditions (qu’il faut évaluer et expliquer aux usagers en se fiant à son «gros bon sens», qui n’est pas le même pour tout le monde); on peut jouer à des jeux vidéo — avec image… et son! — mais pas parler au téléphone, ce que d’aucuns ne comprennent plus, puisqu’il y a tant de vie et de bruit dans les bibliothèques ; on peut participer à des ateliers de discussion, tricoter et boire un thé, aller à une fête où musique et buffet sont au programme… Tout est mis en œuvre pour diversifier l’offre des bibliothèques publiques. Ce faisant, on a l’impression que celle d’avant — l’emprunt de livres, la lecture — n’était pas suffisamment intéressante. Comment peut-on, dans ces conditions, valoriser la lecture et la littérature, si l’on met en avant plan toutes sortes d’autres activités qui sont certes culturelles, mais qui relèvent souvent d’une autre forme de culture : culture du divertissement, du spectacle, de la vitesse et du bruit, culture qui veut rassembler, démocratiser, alphabétiser, mais qui pousse les usagers à devenir de plus en plus autonomes (en utilisant les bornes d’autoprêts, en faisant de la recherche et des renouvellements en ligne) et, ce faisant… seuls. Les aîné.es sont les premiers usagers bousculés par ces brusques changements. Pour une poignée d’entre eux qui désirent se plonger dans les nouvelles technologies, la plupart désirent seulement l’aide des commis pour leurs recherches. Une foule de ressources numériques sont mises à la disposition des usagers, ce qui est nécessaire et admirable — on ne peut pas résister à la vague déferlante du numérique — mais qu’en est-il de cette mission essentielle des bibliothèques publiques, que nulle autre institution ne peut assumer aussi démocratiquement : «la promotion de la lecture et de l’écriture ; la sensibilisation à la culture et plus particulièrement à la littérature»? Cette mission ne peut se réaliser que si l’on préserve certaines valeurs sans lesquelles se serait déjà effondré l’édifice du savoir et la richesse de notre littérature, soit le respect d’un calme aussi nécessaire que l’animation, un certain goût pour la lenteur, un amour de la lecture… pour ce qu’elle est, tout simplement.
Ma défense des anciennes valeurs des bibliothèques fait-elle de moi une réfractaire au changement? Je ne le pense pas, car je crois nécessaires la plupart des changements qui ont cours en ce moment dans le merveilleux monde des bibliothèques. J’envisage cependant la critique de la philosophie du troisième lieu et la prévention de ses possibles dérives comme des alliées d’une révolution positive. Si l’on défend vraiment la démocratisation de la lecture, de la culture et du savoir, alors il faut valoriser ce qu’on trouve dans le geste de lire ou d’écrire, c’est-à-dire ce qui crée une réelle différence dans la vie d’un lecteur, à savoir : un regard neuf, qu’on ne saurait jeter sur le monde en consommant uniquement des produits culturels déjà accessibles à tous dans les deux lieux qui précèdent la bibliothèque.
Marie-Laurence Trépanier, Québec