Où sont passés les oiseaux?

Au total, les 28 espèces spécialisées dans les milieux agricoles qui nichent au Québec ont perdu environ les deux tiers de leurs populations, en moyenne, depuis 1970, et rien n’indique que la chute est sur le point de s’arrêter.

Quand l’ornithologue amateur de Québec Jean Piuze a commencé à sillonner Lotbinière, à la fin des années 60, pour faire des relevés des populations d’oiseaux, il observait autour d’une centaine de goglus des prés par année. Puis, entre 1987 et 2006, en empruntant toujours le même parcours et en arrêtant toujours aux mêmes endroits, il n’en croisait plus que 29 par année, en moyenne. Et depuis 2007, ce nombre est tombé à… cinq.


Et le goglu n’est pas le seul à disparaître. «C’est à peu près toutes les espèces d’oiseaux champêtres [NDLR qui nichent dans nos régions agricoles] qui ont diminué de façon importante. On ne le voit pas nécessairement d’une année à l’autre, mais, quand on regarde les chiffres sur une décennie ou plus, on le voit très clairement», dit M. Piuze, qui participe depuis longtemps au Relevé des oiseaux nicheurs (RON) du Québec — soit une série de parcours prédéterminés d’une quarantaine de kilomètres comportant une cinquantaine d’arrêts, toujours les mêmes, où des ornithologues notent chaque année les oiseaux qu’ils voient ou (surtout) entendent.

En fait, voit-on sur le site du RON, le goglu des prés n’est même pas l’espèce la plus mal en point. À l’échelle du Québec, elle a perdu «seulement» 88 % de sa population entre 1970 et 2015, alors que l’alouette hausse-col et l’hirondelle de rivage, par exemple, ont vu leurs nombres s’écraser de 97 et 98 %, respectivement. Au total, les 28 espèces spécialisées dans les milieux agricoles qui nichent au Québec ont perdu environ les deux tiers de leurs populations, en moyenne, depuis 1970, et rien n’indique que la chute est sur le point de s’arrêter.

C’est à un point tel, d’ailleurs, que le fédéral a ajouté quatre de ces espèces à sa liste d’espèces protégées, en novembre dernier — voir le tableau.

À qui la faute?

Alors, à qui la faute? Comme l’hécatombe s’observe dans tous les autres pays occidentaux et que les oiseaux vivant ailleurs qu’en campagne (villes, forêts, milieux humides, mer, etc.) se portent assez bien dans l’ensemble, les soupçons se portent spontanément sur les pesticides. Et il est vrai qu’une partie du blâme leur revient, que ce soit parce qu’ils empoisonnent directement des oiseaux ou parce qu’ils éliminent les insectes qui leur servent de nourriture.

Mais les pesticides ne sont rien de plus qu’«un facteur parmi d’autres», avertit Stéphane Lamoureux, biologiste pour le Regroupement Québec Oiseaux et co-auteurs d’un rapport publié en 2014 sur la disparition des oiseaux champêtres au Québec. «L’intensification et plusieurs changements dans les pratiques agricoles y sont pour beaucoup, explique-t-il. [… Par exemple, les pâturages sont d’excellents habitats pour beaucoup d’oiseaux champêtres, mais], au tournant des années 80, on s’est retrouvé avec un surplus de lait au Québec, ce qui a amené beaucoup d’agriculteurs à abandonner la production laitière et à se tourner vers les grandes cultures.» Combiné au fait que les fermes laitières et d’élevages toujours en activité gardent maintenant leurs animaux à l’intérieur plutôt que dehors, on trouve de nos jours 80 % moins de pâturage qu’il y a quelques décennies.

Beaucoup d’anciennes fermes laitières se sont ensuite tournées vers les grandes cultures comme le maïs et le soya, qui sont beaucoup moins accueillantes pour les oiseaux. «La plupart des espèces agricoles nichent dans du foin d’environ 75 cm de haut, mais les champs de maïs n’offrent pas le même genre de camouflage, on peut facilement se promener entre les rangées, dit M. Lamoureux. Et de toute manière, quand les oiseaux arrivent du sud, au printemps, les champs de maïs sont nus, à la terre, alors les oiseaux ne peuvent pas faire leur nid là.»

Pendant longtemps, les campagnes ont été des mosaïques de plusieurs cultures différentes, qui fournissaient des habitats diversifiés pour la faune. Mais comme le montrent les deux photos aériennes ci-dessus, qui montrent Saint-Marc-sur-Richelieu en 1964 et en 2006, les cultures se sont beaucoup uniformisées au cours des dernières décennies, et les campagnes offrent maintenant moins d’habitats différents.

S’ajoute à cela le fait que les campagnes québécoises se sont grandement homogénéisées depuis les années 60, et que les agriculteurs ont étendu leurs champs autant que possible, ce qui a éliminé beaucoup de marges entre les champs, qui étaient autrefois laissées en friche. Tout cela a réduit drastiquement la diversité des habitats campagnards.

Remarquez que les campagnes ne se sont pas complètement vidées de leur faune ailée. Les espèces champêtres ont été en partie remplacées par des espèces plus généralistes, comme l’étourneau sansonnet, le pigeon biset et le goéland. Il est difficile de savoir s’il y a moins d’oiseaux au total qu’avant dans les campagnes parce que certains champs ont été abandonnés et sont retournés à l’état de forêt — ou ont été transformés en banlieue. Mais dans Lotbinière depuis le milieu des années 2000, Jean Piuze compte en moyenne environ 25 % moins d’oiseaux, champêtres ou non, par rapport aux années 90. Sur un autre parcours qu’il arpente pour le RON, dans les environs de Thetford Mines, c’est 15 % moins d’oiseaux au total, dit-il.

Et même si les espèces champêtres avaient été remplacées à 100 % par d’autres espèces, cela n’en serait pas moins inquiétant. «Les généralistes n’ont pas besoin de la campagne, ils peuvent nicher et se nourrir dans d’autres habitats, indique M. Lamoureux. Les espèces champêtres, elles, ne le peuvent pas. Alors si on regarde ça du point de vue de la richesse et de la biodiversité, c’est nettement moins intéressant.»

En outre, et c’est un joli paradoxe, la plupart des oiseaux champêtres menacés consomment d’importantes quantités d’insectes en été, pour se nourrir, eux et leurs couvées. Et les espèces généralistes qui les ont remplacées, elles, sont bien moins utiles pour contrôler les populations d’insectes parce ce sont en général les grains qui les attirent…

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QUATRE NOUVELLES ESPÈCES PROTÉGÉES

Quand on parle d’espèces en voie d’extinction, on songe spontanément à des animaux vivant dans des forêts ou des marais menacés par le développement. Pas à des espèces de campagne, un milieu qui ne recule pas tant que cela. Et pourtant, en novembre dernier, le fédéral a placé quatre oiseaux champêtres sur sa liste des espèces protégées. Les voici.

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PAS UN PROBLÈME SIMPLE À RÉGLER...

«Déjà, au milieu des années 90, ça se voyait que les populations d’oiseaux champêtres reculaient, se souvient le biologiste Gilles Falardeau, retraité du Service canadien de la faune qui a géré le Relevé des oiseaux nicheurs pour le Québec pendant près de 15 ans. [… Et] on a posé les bonnes hypothèses dès le départ pour l’expliquer : pesticides, pertes d’habitats, changements des pratiques agricoles.» Mais le déclin se poursuit malgré tout, même si on en comprend les causes depuis 20 ans...

On protège les forêts, on protège les milieux humides, mais les régions rurales tombent dans une sorte d’angle mort de la conservation. «Ce n’est pas facile d’intervenir en milieu agricole, explique M. Falardeau. C’est une partie importante de l’économie et c’est le gagne-pain des gens. Par exemple, pour permettre à certaines espèces de nicher, on pourrait couper le foin plus tard, mais alors le foin est trop mûr et il est moins nourrissant pour les vaches, qui vont produire moins de lait.»

Même chose pour d’autres mesures qui semblent «faciles» à première vue, comme de laisser des bandes en friche autour des champs, mais qui impliquent que l’agriculteur cesse d’exploiter une partie de sa terre, et donc coupe dans son propre revenu familial.

Mais il y a quand même moyen d’agir. La Coopération d’aménagement et de protection de la rivière Sainte-Anne (CAPSA) a mené un projet en ce sens auprès d’agriculteurs de Portneuf pendant deux ans, jusqu’à l’automne dernier.

«L’idée, c’était que pour chaque type d’agriculture, on allait chercher les points les plus faciles à travailler, dit Chantal Leblanc, qui a mené le dossier à la CAPSA. […] C’est sûr que pour un producteur laitier, le foin doit être coupé à un moment précis où il est à son maximum de protéine, pour que les vaches produisent plus de lait. Alors on a avait plus de misère à travailler là-­dessus avec les fermes laitières. Mais pour les producteurs de bovin, ça fait une moins grosse différence, alors ça passait mieux.»

D’autres mesures ont également été bien reçues en général, comme de couper le foin un peu moins ras, de manière à laisser un abri pour les oiseaux qui nichent au sol.

«Il y a des agriculteurs qui ont toujours aimé les oiseaux et qui se demandaient pourquoi ils en avaient moins qu’avant. […] Et il y en a pour qui, dans la liste des exigences qu’ils doivent remplir, les oiseaux arrivent pas mal en bas», dit Mme Leblanc.