Le Mexique au bord de la crise de nerfs

Le Mexique en a ras le bol. De la corruption. De la guerre sans fin contre la drogue. Du libre-échange qui ne tient pas ses promesses. Des insultes de Donald Trump. Gens du nord, vous feriez mieux d’attacher vos ceintures. Une tempête politique majeure s’annonce au sud du Rio Grande.


Chaque fois qu’il prend la direction de la campagne, au nord-ouest de Mexico, le journaliste Patrice Gouy aperçoit une patrouille de police, embusquée à la sortie de la ville. Les agents arrêtent les voitures. Ils contrôlent les papiers. La mine grave, ils font croire que tout va mal jusqu’à ce qu’on leur tende un billet de 500 pesos [34 $CAN]. Tout s’arrange alors miraculeusement. 

«Ils rançonnent la population, explique Patrice Gouy, rejoint par Le Soleil à son domicile de Mexico. Si tu refuses de payer, ils te rendent la vie impossible. De toute manière, tu ne peux pas porter plainte. Le directeur de la police touche probablement un pourcentage. Et si tu pousses les choses trop loin, on risque de faire une enquête sur toi. Ici, d’une manière générale, il ne faut jamais avoir affaire à la justice ou à la police.»

L’anecdote illustre à quel point la corruption empoisonne la vie quotidienne des Mexicains. «Ici, tout s’achète, y compris la justice, explique Patrice Gouy. C’est un business. Tout le monde touche un pourcentage. Tu t’es fait voler? Si tu veux qu’il y ait une enquête, tu dois payer. T’es trop pauvre? Alors tu peux toujours attendre.»

Dans son dernier rapport, l’organisation Transparency International classe le Mexique au 123e rang sur une liste de 176 pays. [1] En 2015, les dessous-de-table et les pots-de-vin auraient coûté 53 milliards $ à l’économie du pays. [2] Autant de chiffres qui donnent raison à un célèbre président mexicain, qui se vantait de pouvoir acheter n’importe qui. «Personne ne résiste à la décharge provoquée par 50 000 $, disait-il. C’est plus efficace qu’un coup de fusil.»

Le ras-le-bol généralisé force tout de même les autorités à bouger. À la mi-janvier, une imposante marche a traversé le pays pour dénoncer un «système de détournement des fonds publics au profit du Parti révolutionnaire institutionnel», la formation de l’actuel président, Enrique Peña Nieto. [3] Quatorze anciens gouverneurs d’État sont en prison, en procès ou en cavale. L’automne dernier, même le nouveau tsar de la lutte anticorruption s’est fait prendre la main dans le sac. Monsieur avait enregistré sa Ferrari neuve à l’adresse d’une maison abandonnée, pour éviter de payer la taxe de luxe. [4]

Reste que l’opération mains propres montre vite ses limites. En 2016, les sénateurs mexicains se sont voté un juteux bonus, atteignant parfois 400 000 pesos [27 000 $CAN], tout de suite après avoir approuvé… une batterie de règlements anticorruption. [5]

19 000 morts

Malgré tout, la corruption n’est pas le seul problème qui fasse pleurer de rage les Mexicains. La guerre aux cartels de la drogue, lancée en 2006, tourne à la catastrophe. L’an dernier, elle a fait plus de 19 000 morts. Seule la guerre en Syrie a fait plus de victimes! [6] «Le crime organisé transforme le Mexique en cimetière», constate un ancien de l’Agence antidrogue américaine. [7]

Personne n’est épargné. Le 5 février, par exemple, deux prêtres ont été assassinés au retour d’une fête religieuse, dans l’état du Guerrero, 150 kilomètres au sud de Mexico. Apparemment, un véhicule a obligé leur camionnette à s’arrêter au milieu de l’autoroute. Des inconnus ont ouvert le feu. Les prêtres sont morts sur le coup. [8]

Un règlement de compte? Une erreur? On ne saura jamais. Dans l’état de Guerrero, les tueurs sont rarement traduits devant la justice. Un peu partout, la culture du maïs a cédé la place à celle de la marijuana, avant d’être elle-même remplacée par le pavot, qui sert à fabriquer l’héroïne. [9] Signe des temps, 95 % de l’héroïne saisie aux États-Unis provient désormais du Mexique. [10]

En dehors de quelques régions touristiques, la violence s’étend à tout le pays. Acapulco, l’ancienne «perle» du Pacifique, est devenue l’une des villes les plus dangereuses. Au début janvier, la chaîne Al Jazeera l’a rebaptisée «la capitale du meurtre», après une série de fusillades ayant fait 18 morts en deux jours. Sur place, les témoins ne distinguaient pas toujours les policiers et les bandits, les bons et les méchants. [11]

Au début, le gouvernement croyait gagner la guerre en tuant ou en arrêtant les dirigeants des cartels. Sauf qu’à chaque fois qu’il coupe une tête, une dizaine repoussent. «L’offensive contre les cartels a conduit à leur éclatement, écrit Raphaël Laurent, correspondant de Ouest-France à Mexico. […] Plus d’une centaine de groupes ont été recensés. [Les petits groupes] ont diversifié leurs activités : séquestrations, forage illégal de pétrole, racket…» [12] En province, les nouveaux barons de la drogue règnent sur leur territoire comme des seigneurs du Moyen Âge. Leur cruauté dépasse l’imagination. Un groupe achevait même ses victimes avec des machines conçues pour sabler les planchers de bois franc… [13]

Exaspérées par l’insécurité, des régions s’organisent. Comme la ville de Tancítaro, au centre du pays, qui se proclame la «capitale mondiale de la culture de l’avocat». Depuis 2014, la municipalité est devenue une sorte de mini-­dictature indépendante, en expulsant à la fois les narcotrafiquants et les policiers. La sécurité est désormais assurée par des miliciens privés, payés par un regroupement de grands producteurs, connu sous le nom de «Junte de salubrité agricole». L’organisation vise d’abord à protéger les précieuses cargaisons d’avocats, d’une valeur d’un million $, qui prennent chaque jour la route des États-Unis. [14] 

52 millions de pauvres

Il serait injuste d’accuser l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) d’être le seul responsable de la montée en puissance du narcotrafic. Mais la libéralisation du commerce a fait perdre deux millions d’emplois dans le secteur agricole. [15] Le maïs et les produits américains bon marché ont inondé le Mexique. Pour survivre, nombre de paysans se sont tournés vers la culture de la marijuana ou du pavot. [16]

Aux États-Unis et au Canada, le Mexique est souvent présenté comme le grand vainqueur de l’ALENA. C’est vrai, ses exportations ont été multipliées par sept, depuis 1993. Les investissements étrangers ont aussi explosé. Des millions d’emplois manufacturiers ont été créés, en particulier dans les états du nord.

Sauf que le libre-échange n’a pas rempli toutes ses promesses. Un quart de siècle après l’entrée en vigueur de l’ALENA, le Mexique compte encore 52 millions de pauvres. Le salaire moyen est trois fois plus bas que celui du Canada. Le salaire minimum est plus bas que celui de la Chine…

Même dans l’industrie automobile, les salaires mexicains sont à la traîne. «Au Canada et aux États-Unis, les travailleurs peuvent se payer une voiture avec cinq mois de salaire. Au bout de la même période, les travailleurs mexicains s’achètent seulement quatre pneus et un volant,» résume un syndicaliste canadien. [17]

Au moment de la signature de l’ALENA, plusieurs experts croyaient que l’accord allait révolutionner le Mexique. Ils affirmaient que les compagnies étrangères changeraient les mœurs, notamment en matière de corruption. En fait, ce fut le contraire, comme le montrent les mésaventures de la filiale mexicaine de Walmart, le plus grand employeur privé du pays. [18]

En juin, l’entreprise aurait payé une amende de 300 millions $, en échange de l’abandon d’accusations de corruption dans plusieurs pays, incluant le Mexique. [19]

Une blague s’amuse désormais de ces espoirs déçus. «Un lobbyiste de l’industrie automobile offre une voiture neuve au gouverneur d’un État mexicain. Ce dernier lui explique qu’il n’a pas le droit d’accepter un cadeau, mais qu’il pourrait lui acheter la voiture.

— Je comprends, répond le lobbyiste. Ce souci de respecter la loi vous honore, M. le gouverneur. Il va de soi que vous pouvez acheter le véhicule. Donnez-moi un peso et l’auto est à vous. 

Le gouverneur se met à réfléchir. Il demande.

— C’est si peu cher? Alors je vous donne deux pesos et j’en prends deux.» [20]

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EN CHIFFRES

200 000 : nombre de personnes qui auraient trouvé la mort depuis le début de la guerre contre les cartels de la drogue, en 2006.

130,2 millions : population du pays en 2017.

6 $ : salaire minimum pour UNE journée complète de travail. Moins que celui de la Chine. Quinze fois moins que celui du Québec.

80 % : proportion des exportations du pays qui sont destinées aux États-Unis.

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Qui est vraiment Andrés Manuel López Obrador, qui pourrait devenir le président du Mexique, aux élections du 1er juillet?

LOPEZ OBRADOR : LE MEXIQUE D'ABORD?

Sauveur pour les uns. Démagogue pour les autres. Qui est vraiment Andrés Manuel López Obrador, qui pourrait devenir le président du Mexique, aux élections du 1er juillet? 

Ses partisans le surnomment «El Peje», en l’honneur d’un poisson mexicain à la couenne dure. Ils le présentent comme l’homme providentiel qui sauvera le pays. On vient de loin pour l’entendre fustiger les politiciens «voleurs» et «rapaces». Sans oublier son célèbre : «Dehors la mafia au pouvoir»!

À 64 ans, Andrés Manuel López Obrador s’est pourtant assagi. En janvier, lorsqu’un adversaire a soutenu qu’il bénéficiait de l’appui de la Russie de Vladimir Poutine, il ne s’est pas emporté. Même pas un petit peu. «Ne m’appelez plus “Peje” [le poisson], a-t-il plaisanté. Appelez-moi Andres Manuelovich». [21]

Appui involontaire 

Depuis un an, tout semble réussir au candidat. Son programme de rénovation nationale tombe pile. Les sondages lui donnent plus de 10 % d’avance. Monsieur a même reçu un coup de pouce involontaire d’un certain… Donald Trump. En fait, si Donald avait voulu fouetter le nationalisme mexicain, il n’aurait pas agi autrement. Il a d’abord associé les immigrants mexicains à des «violeurs» et à des «vendeurs de drogue». Puis il en a rajouté avec son projet de mur à la frontière.

López Obrador s’est porté à la défense des Mexicains qui travaillent aux États-Unis. Il les a remerciés pour les 24 milliards $ qu’ils expédient annuellement à leur famille. Même la remise en cause de l’ALENA semble jouer en sa faveur. Depuis des années, Monsieur répète que l’accord doit être renégocié, parce qu’il profite surtout qu’aux plus fortunés.

«Il tente de recentrer sa stratégie, de se donner une image plus présidentiable, nous explique Gordon Mace, professeur émérite du département de sciences politiques de l’Université Laval. Mais il fait encore peur. Beaucoup le perçoivent comme une version mexicaine de Hugo Chavez [NDLR : ancien président du Venezuela]. Un nationaliste qui veut fermer le pays.» 

Gordon Mace estime que le programme de López Obrador pourrait s’intituler «Le Mexique d’abord». «Il veut débarrasser le pays de la corruption, sans trop donner d’explications. Il veut replacer la compagnie nationale Pemex, au centre de tout ce qui touche au pétrole. Il profite d’une immense désaffection envers les institutions.»

En 2006, López Obrador a vu la victoire lui échapper de justesse. Lors de la soirée électorale, des exemples de fraude avaient été dévoilés en direct, à la télévision. Dans un bureau de vote du nord-est du pays, le futur président Calderón avait reçu l’appui de 786 électeurs. Un exploit remarquable, sachant qu’il n’y avait que 760 inscrits. [22]

À quatre mois des élections, le candidat détient une avance décisive. Est-ce que ce sera suffisant? «Le Parti révolutionnaire institutionnel [PRI] au pouvoir est en difficulté. Mais la machine électorale du PRI demeure efficace, conclut M. Mace. López Obrador et son mouvement de régénération nationale [MORENA] n’ont pas une organisation comparable. Est-ce qu’ils pourront amener suffisamment d’électeurs aux urnes? Seul l’avenir le dira.»

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SOURCES

  1. Corruption Perceptions Index 2017 – Transparency International. 
  2. The Cost of Corruption, Americas Quarterly, 2018. 
  3. Au Mexique, une marche anticorruption ébranle la présidence, Le Monde, 23 janvier 2018. 
  4. Mexique : démission du procureur à la Ferrari, Agence France-Presse, 17 octobre 2017. 
  5. À Mexico, visite guidée des hauts lieux de la corruption qui gangrène le pays, Le Monde, 16 février 2017. 
  6. La guerre des cartels au Mexique est le conflit le plus mortel après la Syrie, Le Monde, 10 mai 2017. 
  7. «Le crime organisé transforme le Mexique en cimetière» : Mike Vigil, ancien agent de la DEA, La libre Belgique, 23 décembre 2017. 
  8. After a Celebration in Mexico, Two Priests are Gunned Down on a Highway, Los Angeles Times, 5 février 2018. 
  9. Au Mexique, les «narcos» menacent les journalistes, Le Monde, 19 septembre 2017. 
  10. Onze ans d’efforts, 200 000 morts… et des cartels au plus fort, Libération, 26 décembre 2017. 
  11. Acapulco : Mexico’s Murder Capital Torn Apart by Violence, Al Jazeera, 11 février 2018. 
  12. La guerre perdue du Mexique contre le narcotrafic, Ouest-France, 3 février 2018. 
  13. In Mexico, the Painful Price of America Hunger for Heroin, Alaska Dispatch News, 30 mai 2017. 
  14. Loosing Faith in the State, Somme Mexican Towns Quietly Break Away, The New York Times, 7 janvier 2018. 
  15. Au Mexique, un traité décrié, mais défendu dans les négociations, Les Échos, 15 août 2017. 
  16. Young Hands in Mexico Feed Growing U.S. Demand for Heroin, The New York Times, 29 août 2015. 
  17. NAFTA’s Ugly Reality : U.S.-Mexico Wage Gap Is Actually Widening, Bloomberg, 28 novembre 2017. 
  18. The Bribery Aisle : How Wal-Mart Got Its Way in Mexico, The New York Times, 17 décembre 2012. 
  19. Walmart is Reportedly Getting Ready to Settle a Bribery Probe for $300 Million, Fortune, 10 mai 2017. 
  20. Samuel Schmidt, Seriously Funny : Mexican Political Jokes as Social Resistance, 2014, University of Arizona Press, 296 pages. 
  21. «Andres Manuelovich» : Mexican Leftist Laughs off Russia Election Jabs, Reuters, 18 janvier 2018. 
  22. Les uns votent, les autres trichent, Le Monde diplomatique, 1er novembre 2017.