Cannabis: la «longue» liste

VÉRIFICATION FAITE / L’affirmation: «Si la stratégie de Pernod Ricard se concrétise [le pdg de l’entreprise a dit le mois dernier «suivre de près» l’industrie du cannabis, ndlr], l’empire Desmarais s’ajouterait à la longue liste de proches du Parti libéral du Canada (PLC) qui ont des intérêts dans l’industrie du cannabis», lisait-on récemment dans le Journal de Montréal. Ces dernières semaines, les médias de Québecor ont abondamment repris cette idée que le nombre d’anciens du PLC serait anormalement élevé, au point de laisser entrevoir du copinage entre l’industrie et le parti. Comme c’est souvent le cas avec les «nouvelles» aux apparences de scandale, ces textes ont presque tous été partagés quelques milliers de fois chacun sur les réseaux sociaux. Alors il vaut la peine d’examiner ce lien allégué entre les producteurs de cannabis et le PLC.


Les faits

(Transparence totale: Le Soleil appartient à l’ancien ministre libéral fédéral Martin Cauchon, qui est actif dans l’industrie du cannabis médical et qui, à ce titre, est un des «ex» souvent nommés dans ces histoires de «copinage». Mais qu’il soit aussi dit que l’auteur de ces lignes a décidé de lui-même de fouiller ce dossier et n’en a pas changé un seul mot sur commande de ses patrons.)

D’un point de vue très étroitement factuel, il est vrai que plusieurs anciens élus et hauts placés du PLC sont actifs dans l’industrie du cannabis. D’après ce qui a filtré ici et là, on peut nommer (outre M. Cauchon) Pierre Pettigrew (ex-ministre de la Santé, via Belgravia Capital), Anne McLellan (ex-ministre de la Justice, elle travaille pour la firme d’avocats Bennett Jones, qui a investi dans le pot) et Herb Dhaliwal (ex-ministre, maintenant président de NG Biomed), le sénateur Larry Campbell (Vodis Innovative Pharmaceuticals). Si l’on étend la liste non seulement aux élus, mais aussi aux cadres du PLC, aux conseillers et aux familles des ex-élus, on trouve également Adam Miron (ancien directeur des jeunes libéraux, maintenant chez Hydropothecary Corp), Chuck Rifici (ex-argentier du PLC, cofondateur de Tweed) et Allan Rock (ex-ministre de la Santé, dont la femme et le fils dirigent le producteur Rockgarden).

Il est certainement légitime de se poser certaines questions à la vue d’une telle liste. Et il est même possible que, dans certains cas, l’expression «conflit d’intérêts» soit de mise, d’après la militante pro-cannabis Jodie Emery, qui dirige le magazine Cannabis Culture. «Disons que ça a choqué pas mal de monde, dit-elle, quand on a appris qu’Anne McLellan, qui a dirigé le groupe de travail du PLC sur la légalisation, travaillait chez Bennett Jones, une firme qui représente des producteurs de cannabis médical.»

Cependant, pour juger de ce que vaut cette idée d’un favoritisme à l’égard des libéraux, il faut regarder l’ensemble des ex-politiciens qui travaillent dans le pot. Mme Emery a elle-même dressé une liste d’anciens élus, fonctionnaires et policiers qui œuvrent maintenant dans des compagnies de cannabis — et elle comprend plusieurs conservateurs. En la complétant avec les recherches du Soleil, on trouve les ex-députés du PCC John Reynolds (Vodis Innovative Pharmaceuticals) et Daryl Kramp (ABcann Global), les ex-ministres Julian Fantino (copropriétaire d’Aleafia) et Gary Goodyear (Aleafia), de même que l’ex-employé conservateur Cam Battley (Aurora cannabis), ainsi que la famille de l’ex-député Stephen Woodworth (James E. Wagner Cultivation).

Au final, il ne semble pas y avoir tellement plus d’anciens libéraux (8) que de conservateurs fédéraux (6). Du moins, pas assez pour que l’idée d’une «filière libérale» soit vraiment convaincante.

En entrevue avec La Presse, l’an dernier, M. Battley avait indiqué que «personnellement, je n’ai plus de contacts dans la classe politique. Mais c’est sûr qu’une personne qui peut comprendre comment le gouvernement et la machine administrative fonctionnent, et surtout à quel point elle est lente, peut être un atout important dans cette industrie. Les gens qui ont travaillé dans la sphère politique connaissent cet univers». C’est peut-être ce qui explique l’intérêt de l’industrie pour d’anciens politiciens, tant bleus que rouges.

Enfin, il faut noter que 81 compagnies possèdent une ou des licences de production de cannabis médical au Canada. Chacune a un certain nombre d’actionnaires, de cadres, d’employés et de conseillers, ce qui fait au total des centaines de personnes. On parle donc ici d’une bien petite partie de l’industrie. 

Le verdict

Douteux. Il y a bien plusieurs ex-libéraux dans l’industrie de la marijuana. Et peut-être y a-t-il eu, ici ou là, de vrais cas de conflit d’intérêts ou de certaines formes de «délit d’initié». On peut l’imaginer. Mais l’idée selon laquelle le fédéral aurait favorisé les libéraux dans l’industrie du pot devient difficile à défendre quand on regarde l’ensemble des ex-politiciens actifs dans ce milieu, puisqu’on y trouve presque autant de conservateurs.