C’est le fameux «bout de la langue» sur lequel pendouillent tous ces mots, tous ces noms qu’on a en tête — on sait qu’on le sait — mais qui refusent de se montrer à notre conscience. Cela peut paraître un peu trivial, mais c’est un phénomène qui a été passablement étudié en psychologie, à cause de ce qu’il peut révéler sur la façon dont la mémoire fonctionne.
Tout le monde l’a déjà vécu et sait à quel point il peut être frustrant de se rappeler de presque tout à propos de quelqu’un, sauf de son nom. Des études ont montré que ceux qui ont quelque chose sur le bout de la langue peuvent donner des détails sur ce qu’ils cherchent, comme la première lettre, le nombre de syllabes du nom ou s’il s’agit d’un nom composé (Jean-Pierre Ferland) ou simple (Gilles Vigneault). Quand il s’agit d’un nom commun, les gens bilingues peuvent s’en rappeler dans une autre langue — et combien de fois m’est-il arrivé personnellement de donner, en cherchant un nom d’acteur, cinq ou six titres de films dans lesquels il avait joué avant de retrouver son nom.
Les jeunes adultes rapportent que cela leur arrive environ une fois par semaine, alors que les plus vieux se débattent avec ce damné bout de langue une fois par jour, en moyenne. «C’est même une des plaintes les plus fréquentes chez les personnes âgées. Mais ça fait partie du vieillissement normal», dit Sven Joubert, spécialiste de la mémoire et du vieillissement au Département de psychologie de l’Université de Montréal.
À cause de cela, d’ailleurs, on a tendance à voir dans le phénomène du bout de la langue un signe que la mémoire commence à faire défaut, mais tout indique jusqu’à présent qu’il n’en est rien — qu’on se rassure. Par exemple, une étude publiée en 2013 dans Psychological Science a fait passer des batteries de tests cognitifs à quelques centaines de participants, qui étaient ensuite mis dans des situations propices à mettre un mot sur le bout de la langue — lire une définition et devoir trouver le mot, regarder des photos de gens connus dont ils devaient donner le nom, etc. Dans l’ensemble, les auteurs de l’expérience ont trouvé (grosso modo) que le phénomène du bout de la langue était plus fréquent chez les gens plus âgés mais que, à âge à peu près égal, il ne survenait pas plus souvent chez ceux qui obtenaient de moins bons scores de mémoire épisodique (soit le souvenir des événements de la vie). «Les deux phénomènes semblent largement différents l’un de l’autre», conclut l’article.
Comme l’expliquent M. Joubert et son collègue de l’Université Laval Sébastien Tremblay, il y a une différence entre la mémoire elle-même et les mécanismes par lesquels le cerveau récupère l’information. On n’a pour l’heure que des hypothèses au sujet de ces mécanismes, mais la distinction est claire.
«Notre cerveau fonctionne comme une sorte de réseau, où il y a des regroupements de mots, un peu comme des listes, explique M. Tremblay. Ça marche un peu par catégorie : on peut regrouper les mots par thèmes, ou par moments de la vie où on les a appris, etc. […] Et chaque information est reliée à d’autres connaissances ou d’autres souvenirs, parce qu’il y a toujours un contexte dans lequel on apprend quelque chose. Alors ça fait autant de chemins différents par lesquels le cerveau peut passer pour aller chercher de l’information.»
Mais il peut arriver que l’on se perde en route, pour ainsi dire. Par exemple, si quelqu’un découvre une nouvelle chanson dans un pick-up pendant un voyage de pêche et qu’il tente de se rappeler le nom de l’artiste quelques semaines plus tard, de retour en ville, il se peut que son cerveau consulte les «mauvaises listes» pendant un certain temps avant de retrouver le chemin menant vers la bonne information. Et ce contexte (changeant) peut aussi expliquer pourquoi on se rappelle soudainement de ce qu’on cherchait après une demi-heure.
Une autre possibilité, dit M. Joubert, est qu’«en mémoire, il y a des mécanismes conscients qui nécessitent des efforts et de l’attention, et il y en a qui sont plus automatiques. Alors une hypothèse que je ferais, c’est que si on arrête de mobiliser les mécanismes conscients, peut-être que la partie inconsciente peut travailler plus. Cela expliquerait pourquoi des noms qu’on avait sur le bout de la langue nous reviennent parfois tout seul, bien après qu’on ait arrêté de les chercher.»
Autres sources:
› Timothy A. Salthouse et Arielle R. Mandell, «Do Age-Related Increases in Tip-of-the-Tongue Experiences Signify Episodic Memory Impairments?», Psychological Science, 2013, goo.gl/JHDxXW
› Bennett L. Schwartz et Janet Metcalf, «Tip-of-the-tongue (TOT) states: retrieval, behavior, and experience», Memory and Cognition, 2010, goo.gl/PTZ8Uv