Une féminisation respectueuse de la langue

À l’occasion des récentes controverses sur l’écriture inclusive qui agitent la France, Madame le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Hélène Carrère d’Encausse, vient d’indiquer que les académiciens vont entreprendre «une réflexion d’ensemble en vue d’une féminisation respectueuse de la langue française».


Voilà maintenant plus de trois décennies que dure la vigoureuse croisade de l’Académie contre la féminisation. Les Immortels pourfendent les noms de métiers ou de professions au féminin depuis la publication au Journal officiel, en 1984, d’un décret créant une commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes et la diffusion, en 1986, d’une circulaire relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. Cette circulaire appliquait les recommandations de la commission de terminologie Roudy-Groult, auxquelles le président François Mitterrand était favorable.

«Il faudra que les académiciens s’habituent!»

Si le courroux des académiciens a réussi à modérer la mise en œuvre de cette première circulaire, la nomination de huit ministres féminines en 1997 par Lionel Jospin mit le feu aux poudres parce que celles-ci, dont Ségolène Royal, Élisabeth Guigou, Martine Aubry, ont demandé à être nommées Madame la ministre, à l’instar de leurs homologues québécoises. La demande est acceptée par décision du Conseil des ministres le 17 décembre 1997 et le président Chirac y donne son accord. 

Le 8 mars 1998 paraît au Journal officiel une nouvelle circulaire prônant la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre. Quelle déconvenue pour les Quarante! «Il faudra que les académiciens s’habituent», déclare calmement Ségolène Royal. Il faut lire l’excellent ouvrage publié en 2015 sous la direction d’Éliane Viennot, L’Académie contre la langue française. Le dossier «féminisation», qui décrit avec un humour mordant la guerre sainte de l’Académie contre l’égalité des sexes.

Au Québec, la féminisation des titres est, pour ainsi dire, de l’histoire ancienne. En effet, c’est 20 ans plus tôt qu’en France, en 1976, que les nouvelles élues du Parti québécois ont demandé et obtenu des titres au féminin (la ministre, la députée, la présidente). Les désignations féminisées sont aussitôt reprises à l’Assemblée nationale ainsi que dans les médias. La commission de terminologie de l’Office de la langue française publie en 1979 un avis à la Gazette officielle recommandant l’utilisation des formes féminines dans tous les cas possibles, un avis qui sera largement suivi.

Il en est ainsi pour la rédaction épicène, non sexiste ou inclusive. Ancêtres du point médian qui fait couler beaucoup d’encre en ce moment, les procédés typographiques de type barre oblique ou parenthèses sont apparus dans nos textes à la fin des années 70. S’ils permettent une économie de mots, ces jeux d’écriture se limitent à l’écrit, car ils ne se prêtent guère à la lecture. 

En outre, si les femmes méritent pleinement d’être nommées, elles ne souhaitent pas être mises entre parenthèses ou tronquées. C’est pourquoi les guides publiés par l’Office québécois de la langue française et le ministère de l’Éducation du Québec préconisent plutôt l’emploi des appellations au féminin à côté des appellations au masculin (ex. : l’employé et l’employée, le client et la cliente), l’abandon du masculin générique (ex.: l’employé, le client) et le recours à une formulation neutre, à un collectif (ex. : le personnel, la clientèle) dans le souci de préserver la lisibilité du texte.

Ignorance crasse et péché grammatical

«Confondre sexe et genre est la marque d’une ignorance crasse, et un péché grammatical», tonne Maurice Druon en 2005. Dans sa chronique du Devoir du 10 novembre dernier, Christian Rioux partage l’avis de l’ex-Secrétaire perpétuel quand il écrit : «En français, il n’y a pas d’équivalence entre le genre grammatical et le sexe.» Contrairement à ce qu’affirment MM. Druon et Rioux, il y a une corrélation très forte entre le genre naturel et le genre grammatical pour les noms des êtres animés. Une distinction s’impose quand il est question des noms des êtres animés et des êtres inanimés. «En français, quand il s’agit de personnes, le genre naturel (mâle/femelle) et le genre grammatical (masculin/féminin) sont le plus souvent associés», peut-on lire dans le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage (Larousse 1994). Citons comme exemples les noms père/mère, fils/fille, frère/sœur, oncle/tante, cousin/cousine. C’est aussi le cas pour la majorité des animaux (ex.: un cheval/une jument, un loup/une louve, un chat/une chatte) sauf en raison de leur petitesse (ex. : une araignée, une mouche, un scorpion) ou de leur caractère exotique ou fabuleux (ex. : un dragon, une chimère). En revanche, l’attribution du genre est sans motivation précise connue pour la majorité des noms d’êtres inanimés, sinon leurs propriétés formelles.

Quand Christian Rioux affirme encore que «le masculin générique est simplement utilisé pour représenter un genre non marqué», cela ne nous convainc pas. Un chroniqueur n’est pas une chroniqueuse, un ambassadeur n’est pas une ambassadrice ni inversement. Quand il s’agit de noms de personnes, le genre non marqué n’existe pas, c’est le masculin tout simplement. Ce qui est bien commode, ce sont les noms épicènes (ex. : architecte, journaliste, juge, notaire) qui conviennent aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

L’Académie est le greffier (la greffière?) de l’usage

Les travaux des Immortels progressent à pas de tortue: comment pourrait-il en être autrement quand la séance hebdomadaire du Dictionnaire ne dure que trois heures et qu’une douzaine d’académiciens y travaillent? La neuvième édition a été entreprise en 1986 à l’initiative de Maurice Druon, alors Secrétaire perpétuel. On peut consulter en ligne de A à renommer. À ce rythme, il faudra attendre 2035 pour que cette édition soit terminée… et forcément déjà dépassée.

À titre d’exemple, voyons le traitement réservé au nom ministre :

MINISTRE n. m. XIIe siècle. Emprunté du latin minister, «serviteur».

[…] 2. Titre donné à ceux qui, appelés à siéger au gouvernement d’un État, sont ordinairement placés à la tête d’un département dont ils ont la charge. Ministre de l’Intérieur, des Affaires étrangères, des Finances […] Monsieur le Ministre, Madame le Ministre. […] L’emploi du féminin dans La ministre, et dans Madame la Ministre, qui est apparu en 1997, constitue une faute d’accord résultant de la confusion de la personne et de la fonction.

(Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, 1986 -)

Notons déjà le genre de ce nom, strictement masculin, alors que tous les dictionnaires français contemporains admettent le féminin depuis maintenant deux décennies. Dans les exemples figure Madame le Ministre. Enfin, une note en caractères gras condamne sévèrement l’emploi du féminin, qui «constitue une faute d’accord résultant de la confusion de la personne et de la fonction». Cet article fait état d’un emploi ancien du nom ministre au féminin: «On a rencontré parfois au XVIIe siècle Ministre au féminin, non pour désigner une fonction, mais dans des emplois abstraits. Bossuet cite comme principales ministres de la vertu de justice la constance, la prudence et la bonté.» Même si l’exemple de Bossuet illustre un emploi figuré, l’Académie reconnaît dans son Dictionnaire que le nom peut se féminiser.

Si l’Académie était véritablement greffière de l’usage comme elle le proclame constamment, il y a longtemps qu’elle aurait admis la féminisation des titres, car elle a cours depuis un bon moment. Aujourd’hui, c’est l’emploi de Madame le Ministre qui étonnerait, aussi bien ici qu’en France.

Est-ce aux Immortels que songeait Alain Rey quand il déclare dans les pages du Monde du 25 novembre dernier que «La langue est une page d’histoire un peu figée qui est souvent racontée par des vieillards gâteux»? L’impertinence du directeur du Petit Robert et du Grand Robert explique peut-être pourquoi celui-ci n’a pas été invité à revêtir l’habit vert et le bicorne. Pourtant, le Service du dictionnaire gagnerait grandement à s’adjoindre cet éminent lexicographe. Il est vrai que l’Académie s’enorgueillit de ne compter aucun linguiste en ses rangs…

Pour sa féminisation respectueuse, Madame le Secrétaire perpétuel devra faire preuve de créativité, car l’Académie a déjà produit maints rapports sur la question, dont celui qui a été remis au premier ministre Jospin en octobre 1998, un rapport prestement rangé dans un tiroir au grand déplaisir du Secrétaire perpétuel.

Marie-Éva de Villers, auteure du Multidictionnaire de la langue française