Quand de Gaulle a viré le Canada à l'envers

Charles de Gaulle à Donaconna en 1967

«Vive le Québec! Vive le Québec... libre!» Le lundi 24 juillet 1967, Charles de Gaulle a marqué l'histoire et créé une commotion politique - au Québec, dans le reste du Canada et bien au-delà. Sa déclaration fracassante a divisé fédéralistes et souverainistes. Elle les divise encore. La plupart s'entendent toutefois aujourd'hui pour dire qu'elle a contribué à donner un élan à l'existence du Québec.


C'était il y a 50 ans, au beau milieu du centenaire du Canada. Expo 67 battait son plein à Montréal. De Gaulle avait 76 ans.

Tous se doutaient que la visite du célébrissime général ne passerait pas inaperçue, mais personne ne savait à quel point. Quelques années plus tôt, il était venu au Québec et au Canada dans l'indifférence générale... Ça n'allait pas être le cas cette fois. Le contexte avait changé.



Tout dans ce voyage de Charles de Gaulle allait être hors norme. Pour éviter une arrivée à Ottawa, la capitale du pays hôte, il est monté à bord d'un navire militaire à Brest afin de traverser l'Atlantique. Par avion, il lui aurait été difficile de ne pas d'abord atterrir dans la capitale canadienne.

Arrivant par le Saint-Laurent sur le croiseur Colbert de la marine française, il était alors tout naturel qu'il débarque à Québec...

Une fois <i>Le Colbert</i> accosté à Québec, le général a passé en revue des soldats du Royal 22<sup>e</sup> Régiment vêtus de leur tunique rouge. Au fond, le premier ministre Daniel Johnson et le gouverneur général Roland Michener vivent le moment différemment.

«Vive le Québec libre»... Les célèbres quatre petits mots lancés du balcon de l'hôtel de ville de Montréal le 24 juillet ont eu un retentissement inouï. À tel point qu'ils en ont éclipsé bien d'autres, qui étaient assez lourds de sens et qu'il avait prononcés la veille dans la capitale québécoise; et d'autres encore qu'il avait scandés lors du périple quasi triomphal qu'il a effectué en voiture en compagnie du premier ministre Daniel Johnson entre Québec et Montréal, sur le chemin du Roy.

Le discours de Québec



Le Colbert a accosté à Québec le dimanche 23 juillet, à l'anse au Foulon. Ce jour-là, une foule immense a acclamé le président français devant l'hôtel de ville de Québec.

Comme pour exprimer la proximité qu'il ressentait avec les «Canadiens français», il a lancé qu'«on est chez soi ici». Les images de ce moment sont fascinantes.

Plusieurs milliers de citoyens s'étaient déplacés au coeur du Vieux-Québec pour le voir. C'était jour d'effervescence dans la capitale.

Une foule monstre s'est massée dans le Vieux-Québec pour accueillir le général de Gaulle.

C'est ce même jour, mais en soirée, lors d'un dîner officiel au Château Frontenac, que Charles de Gaulle a frappé son premier grand coup. Dans son remarquable et très fouillé ouvrage La Traversée du Colbert, André Duchesne rappelle que tout le gratin politique de la province était réuni dans la grande salle de bal du Château.

«On assiste ici, comme en maintes régions du monde, à l'avènement d'un peuple qui veut, dans tous les domaines, disposer de lui-même et prendre en main ses destinées», a alors déclaré de Gaulle à la stupéfaction générale. Et d'ajouter : «Qui donc pourrait s'étonner ou s'alarmer d'un tel mouvement aussi conforme aux conditions modernes de l'équilibre de notre univers et à l'esprit de notre temps?» C'était une première caution.

«Les nationalistes sont radieux. Les fédéraux digèrent mal leur queue de homard de Gaspé», écrit André Duchesne.



Dans les 24 heures suivantes, les Québécois et les Canadiens ont eu droit à une montée en crescendo.

Il y a 20 ans, dans une entrevue accordée à Radio-Canada, l'indépendantiste Yves Michaud, député libéral sous Jean Lesage en 67, se souvenait que le lendemain, le 24, lors d'une étape de son parcours le menant vers Montréal, Charles de Gaulle avait été jusqu'à parler d'«autodétermination». «La France est disposée à cautionner vos efforts d'autodétermination», a-t-il dit à Sainte-Anne-de-la-Pérade, rapportait M. Michaud.

L'homme avait moissonné à Québec et le long du chemin du Roy avant de lancer son percutant «Vive le Québec libre».

Charles de Gaulle a parcouru le chemin du Roy entre Québec et Montréal. On le voit ici à Trois-Rivières en compagnie du premier ministre Daniel Johnson (à droite).

«Pas des chrysanthèmes»

Quelques semaines plus tôt, en mai, le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, s'était rendu à Paris. À l'Élysée, il avait discuté avec le président de la République française de la coopération franco-québécoise, alors naissante, et du voyage que ce dernier allait effectuer en juillet au Québec et au Canada. Le gouvernement Johnson voulait faire les choses en grand. En très grand.

À travers le général, il voulait s'affirmer et affirmer le Québec aux yeux du reste du Canada. Mais Daniel Johnson non plus n'imaginait pas à quel point de Gaulle allait avoir le verbe haut.

Alors sous-ministre des Affaires intergouvernementales, Claude Morin, membre de la délégation qui accompagnait Daniel Johnson à Paris, se souvient qu'un conseiller diplomatique de De Gaulle, René de Saint-Légier, lui avait soufflé en aparté : «Soyez sûr que le général ne se contentera pas d'inaugurer des chrysanthèmes» lors de son voyage. Claude Morin, aujourd'hui 88 ans, sourit en évoquant cet épisode.

Avec le recul du temps, il est évident que le général venait au «Canada français» avec le désir de saisir l'occasion - ou plutôt les occasions - de dire ce qu'il avait envie de dire. Il y pensait depuis longtemps.



Peu nombreux sont ceux qui croient encore aujourd'hui que son «Vive le Québec libre» lancé de l'hôtel de ville de Montréal ne découle que de la ferveur de la foule rassemblée devant lui en cette fin de journée du 24 juillet - et de l'enthousiasme qu'il a senti tout au long du chemin du Roy.

Partout sur son passage, des centaines de milliers de Québécois l'ont salué. «Des millions», a lui-même noté quelques mois plus tard le héros de la France libre.

C'est parce qu'«il voulait voir des gens» que cet itinéraire avait été choisi, a maintes fois rappelé Bernard Dorin, entre autres au Soleil. M. Dorin, qui a porté les titres d'ambassadeur de France et de conseiller d'État, a en partie organisé ce voyage de De Gaulle.

Le cortège de Charles de Gaulle à Sainte-Anne-de-la-Pérade, où sa visite n'est pas passée inapperçue.

Le président français semble avoir vécu ces moments comme des retrouvailles avec ce qu'il considérait tout de même un peu être un morceau de France...

À bas le protocole!

«Vive le Québec libre» a résonné comme un coup de tonnerre. Dans les archives sonores de la radio de Radio-Canada, on peut retrouver un commentaire éloquent de Pierre-Louis Mallen, alors représentant au Québec de l'Office de radiodiffusion-télévision française, qui a aussi participé à l'organisation de ce voyage de De Gaulle.

Il y déclare que le général «a fermé le manuel du protocole pour ouvrir le livre de l'histoire». En fait, il a carrément jeté à la poubelle le grand manuel de la diplomatie internationale.

C'est peu dire que ses mots ont provoqué l'ire du gouvernement canadien, alors dirigé par Lester B. Pearson. M. Pearson les a jugés «inacceptables». Il a de plus déploré qu'il ait déclaré que l'atmosphère lui rappelait celle de la Libération. La Libération? Aucun Canadien n'a besoin d'être libéré, avait rétorqué M. Pearson.

Après le coup d'éclat, le coup de théâtre : Charles de Gaulle et sa délégation sont rentrés à Paris sans même passer par Ottawa, comme le prévoyait leur programme. En avion, cette fois.

Un convaincu



En France, Charles de Gaulle s'est fait lapider par la presse et par les partis d'opposition - par la gauche, surtout. Il n'en a eu cure. Il était convaincu que l'indépendance du Québec adviendrait.

En témoigne, une conférence de presse qu'il a tenue sur le Québec en novembre 1967 à l'Élysée. Après une question d'un journaliste, il a discouru sans interruption pendant 20 minutes. La situation, a-t-il affirmé ce jour-là, «aboutira, à mon avis, forcément, à l'avènement du Québec au rang d'un État souverain et maître de son existence nationale, comme le sont, de par le monde, tant et tant d'autres peuples, tant et tant d'autres États, qui ne sont pas si valables ni même si peuplés que le Québec».

Le cortège présidentiel vient d'arriver à l'hôtel de ville de Québec. Charles de Gaulle y sera accueilli par le maire Gilles Lamontagne.

«Ça emmerdait les Anglos»

Aux yeux de l'ancien sous-ministre Claude Morin, Charles de Gaulle connaissait très bien l'histoire et la situation du Québec, «mais moins le tempérament des Québécois».

«Les gens n'étaient pas prêts à l'indépendance. Ils ne le sont toujours pas. Son voyage n'a pas créé la mutation de l'histoire qu'il espérait.»

M. Morin estime qu'une majorité de Québécois ont vu d'un très bon oeil son voyage, mais qu'un élément les agaçait tout de même : «C'est qu'il parlait parfois d'eux en disant les "Français du Canada". Par contre, son "Vive le Québec libre" leur a fait plaisir, pas à cause de sa connotation indépendantiste, mais parce que ça emmerdait les Anglos.»

Même si beaucoup lui ont re-pro-ché d'avoir concouru à l'«embal-lement» de De Gaulle, le premier ministre Daniel Johnson a été «très embarrassé que le président aille aussi loin», dit son ancien collaborateur.

Le chef unioniste «n'était pas indépendantiste. Il cherchait à obtenir un rapport de force avec Ottawa», soutient M. Morin. 

Ce «voyage historique» a eu plusieurs répercussions qu'il juge positives. Il a débouché sur une série d'initiatives de coopération et d'échanges entre le Québec et la France, dont les «accords Peyrefitte-Johnson». Il a permis au Québec de s'insérer dans des organisations internationales francophones. Il a changé le regard que les Québécois portaient collectivement sur eux-mêmes et a attiré l'attention du monde sur le Québec.

Daniel Johnson n'en demandait pas tant. De Gaulle, lui, en aurait demandé davantage. 



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Des relations renouvelées et réaffirmées

Trente ans plus tard, le 23 juillet 1997, lors du dévoilement de la statue de Charles de Gaulle, le «Vive le Québec libre» divisait encore profondément fédéralistes et indépendantistes.

Le fameux «Vive le Québec libre» divisait encore profondément fédéralistes et indépendantistes 30 ans plus tard. On en a eu une illustration le 23 juillet 1997, à Québec, lors du dévoilement de la statue de Charles de Gaulle devant les plaines d'Abraham, au pied de l'hôtel Le Concorde.

La cérémonie s'était déroulée devant quelque 2000 personnes, dont plusieurs centaines de manifestants. Des huées, des Ô Canada entonnés à la volée et des sons de trompettes du Carnaval l'avaient sérieusement perturbée.

D'anciens combattants canadiens se trouvaient parmi les protestataires. L'homme de l'appel à la résistance contre l'envahisseur allemand - lancé le 18 juin 1940 - n'était manifestement plus leur héros depuis juillet 1967...

Les huées ont fusé dès l'arrivée des premiers dignitaires, parmi lesquels le maire Jean-Paul L'Allier, le vice-premier ministre Bernard Landry, Jacques Parizeau et l'ancien premier ministre français, Pierre Messmer.

S'il était de ce monde, le général de Gaulle s'amuserait de constater que le monument dévoilé à sa mémoire est érigé en face des plaines d'Abraham, avait confié M. Messmer au Soleil.

Ce clin d'oeil à l'histoire ne lui aurait pas échappé. «Pour lui, il ne s'agirait pas d'un symbole désagréable», avait glissé ce fidèle compagnon du général, aujourd'hui décédé.

Ce 23 juillet 1997, la cérémonie d'inauguration avait été retardée en raison d'un acte de vandalisme. C'est dire l'atmosphère politique et la sensibilité qui pouvaient encore régner 30 ans après le «Vive le Québec libre».

Des liens uniques au monde

À Ottawa, le premier ministre Jean Chrétien avait ironisé. Il s'était demandé à quand une statue en l'honneur de Pierre Elliott Trudeau à Québec. 

Le lendemain de ces incidents, le quotidien Le Monde constatait avec désolation que le «Vive le Québec libre» n'avait pas cessé «de polluer les relations entre la France et le Canada» depuis 30 ans.

Cet épisode de la statue était comme un dernier sursaut. Aujourd'hui, la sensibilité n'est plus la même. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis 20 ans.

Entre Ottawa et Paris, les ponts ont même été solidement reconstruits ces 20 dernières années. Pensons aux relations entretenues par Jean Chrétien et l'ex-président Jacques Chirac. Ou à celles qu'entretiennent déjà Justin Trudeau et Emmanuel Macron.

Entre le Québec et la France, les liens n'ont jamais cessé de s'affermir davantage - jusqu'à tisser une relation unique au monde entre un État indépendant et un autre qui ne l'est pas.