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Une seule condition, pas d'argent.
Au printemps, une fille cherchait une voiture, une autre a vu le message, elle était en voyage. Elle a appelé sa mère pour lui demander de remettre les clés de son auto à la fille à pied.
Les deux filles ne se connaissaient pas.
Ça peut être vraiment n'importe quoi. Tenez, l'autre jour, un gars mal pris a essayé d'échanger deux avocats pas mûrs pour deux avocats mûrs pour faire une guacamole. Il a fait patate, mais on a bien ri.
Il y a de tout, des meubles, des livres, des pots de peinture, des moules à glaçons, des poignées de porte. On offre, on demande. En début de semaine, un gars avait besoin d'une laveuse et d'une sécheuse. Une fille, d'une flûte à bec alto.
Il y a aussi une forte demande pour l'huile de bras.
Le 26 février, Louise-Andrée Laliberté lance un appel à tous. «Belle idée folle : piano recherché! Ma vieille maman, 90 ans bien sonnés, a besoin de faire bouger ses doigts pleins d'arthrose, ses poignets qui ont subi de méchantes fractures, et sa mémoire. Elle aimerait renouer avec le piano qu'elle pratiquait dans les années 30 et 40. Je vois, dans le salon de son propret bungalow, une belle place entre les meubles d'époque défraîchis et les photos de famille, pour un vieux piano droit qui, comme elle, aurait du coeur et du vécu. Quelqu'un chercherait-il un foyer adoptif pour son instrument, le temps de quelques années?»
Début mai, bingo. La photo d'un piano droit apparaît sur la page du groupe, un Devonshire qui a du coeur et du vécu.
Fin mai, le piano prend sa place, entre les meubles d'époque et les photos de famille. Madeleine sort la vieille partition qu'elle avait retrouvée dans une boîte laissée chez sa fille, l'Aragonaise, l'installe devant elle.
Ses doigts, timides, effleurent les touches.
C'est cette partition qui lui a redonné le goût de se remettre à jouer, m'a expliqué Louise-Andrée. «Un jour, je l'ai retrouvée chez elle, elle l'avait ramenée sans me le dire. Elle m'a dit, c'est à moi, ça!» La preuve, au bas de la partition, «Madeleine Monette, le 6 novembre 1942, vendredi.»
C'est là qu'elle a demandé à sa fille de lui trouver un piano. «Ma mère était tout enthousiasmée par ce projet-là. Elle en parlait à ses amis. «Je vais avoir un piano, Loulou me cherche un piano». Et quand elle a enfin eu son piano, elle a voulu s'acheter une méthode.» Elle était rouillée.
Madeleine n'a pas eu le temps.
Le soir du 3 juin, Madeleine a fait venir l'ambulance, a appelé Louise-Andrée une fois rendue à l'hôpital. «Elle m'a dit, "ne te dérange pas pour ça, tu vas poireauter ici pour rien. Va juste chez nous fermer les fenêtres".»
Louise-Andrée habite tout près.
Madeleine a été transférée à l'Enfant-Jésus, rupture d'anévrisme. Elle est partie deux jours plus tard, après avoir pu voir tout son monde, et ses deux filles.
Louise-Andrée n'aura jamais entendu sa mère jouer du piano.
Je l'ai rencontrée dans le salon de Madeleine, la partition de l'Aragonaise posée sur l'instrument. Seul le cliquetis de l'horloge pour briser le silence. Louise-Andrée m'a raconté l'histoire de cette femme. «Malgré tous les problèmes qu'elle a eus, elle regardait toujours le bon côté des choses. Elle était lumineuse.»
Elle a enterré un fils.
Elle a perdu la vue «jusqu'à la canne blanche», l'a retrouvée.
Elle avait besoin d'oxygène.
Qu'importe, elle était en vie. «Ma mère était curieuse, rieuse, frondeuse, tenace et n'avait pas la langue dans sa poche. Elle disait dernièrement, en citant Brel : "J'veux qu'on rie, j'veux qu'on danse... Quand c'est qu'on m'mettra dans l'trou." On n'a pas dansé, mais on s'est réunis en gang le jour de ses funérailles et oui, on a ri.»
Comme elle voulait.
Madeleine écrivait presque tout ce qu'elle faisait dans de vieux cahiers Canada, ses rendez-vous, l'heure à laquelle elle se levait, se couchait. Des réflexions, des commentaires, des questions, comme cette fois où elle a demandé à Louise-Andrée le nom de la plante devant sa maison.
Le jasmin des poètes.
Le samedi 3 juin, elle s'est levée à 8h. Après le déjeuner, elle est montée dans sa petite Suzuki rouge pour aller acheter son beurre bio, son jus d'orange, faire couper son pain. À 10h30, on lui a livré son épicerie.
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Puis, ses derniers mots. «Huit heures moins quart, j'appelle le 9-1-1...»
Elle a laissé les fenêtres ouvertes et le piano en plan. Son beau Devonshire qu'elle avait tant désiré, fabriqué à Toronto par Heintzman et Co. Qu'arrivera-t-il de lui? «Je ne sais pas encore... Il était mal en point, on l'a tout fait réparer, accorder. J'espère qu'il restera ici, qu'il y finira sa vie. Comme ma mère.»