La disparition des caribous devrait nous hanter

Le caribou est une espèce menacée.

Je me souviens encore de ma seule observation de caribous des bois, trois spécimens, gris-brun avec leurs bois, en lent et élégant mouvement à travers une coupe à blanc récente, près du parc national des Grands Jardins. Ils ne tournent pas leurs têtes vers nous, même si notre camion ralentit pour les regarder : nous n'étions pas une menace, nous sommes de simples observateurs. Malgré cette courte séquence d'observation pendant plus de 30 ans dans la forêt boréale comme chercheure en écologie, leur image a laissé une empreinte forte et indélébile dans mon cerveau, jamais effacée.


Mais je n'ai pas besoin de les voir pour savoir qu'il y en a encore des milliers, presque fantômes maintenant, dans les troupeaux dispersés à travers la limite sud de la zone de récolte industrielle de la forêt boréale, les ombres d'une présence autrefois importante dans tous les massifs de la pessière noire. Peut-on les sauver comme espèce? Nous lisons des mots des chercheurs en Gaspésie (Martin-Hugues St Laurent) et le cri d'alerte de l'ancien forestier en chef, Gérard Szaraz, qui nous avertissent des pertes imminentes sans des mesures draconiennes. Nous lisons que les derniers 20 caribous du troupeau de Val-d'Or s'en vont au zoo.  

Si on continue, la présence sera réduite aux vrais fantômes. Ma question : est-ce que leur disparition va nous hanter? C'est la question qu'on doit tous se poser, des chasseurs plus âgés jusqu'aux enfants autour du feu pour une histoire du nord. On doit tous réfléchir à cette question sérieusement, et maintenant. Sans plus de données. Nous devons essentiellement chercher dans nos coeurs, chercher une émotion pour une espèce en voie de disparition directement à cause de nos activités forestières industrielles. C'est notre emblème du nord, ou ce ne l'est pas. Nous devons décider. 

J'ai travaillé plus de 30 ans dans la forêt boréale, pour y étudier l'épinette noire, le pin gris, les mousses, les plantes de sous-bois, et comment tous sont connectés par les cycles de carbone et d'autres nutriments. Une de mes activités préférées est de me promener dans une forêt d'épinette récemment brûlée, fascinée par les formes, les couleurs, les débris brûlés et les plantes courageuses qui se pointent déjà dans la mousse. Comme chercheur, on devient attaché, et même profondément, aux objets et au contexte de notre recherche et de nos hypothèses. Dans ma maison boréale, il y a une espèce qui me hante terriblement, parce que je sens qu'elle s'en va bientôt et que, nous regardons ça tranquillement, on lit les journaux, sans trop commenter. Pourquoi? Parce qu'on a besoin de les voir devant nous pour que ça nous touche? Parce que c'est loin - en kilomètres et dans notre esprit? Le caribou est une espèce parapluie, sa santé et sa présence nous indiquent le pouls de la forêt boréale; disons une petite faiblesse ces temps-ci. 

Moi, je la sens, cette perte, à l'intérieur de mon corps, une peur qui vient, un vide qui prend la place juste en dessous de mon coeur. Ma maison de recherche recule un peu plus vers le nord chaque année avec une nouvelle ligne de coupe de bois, et ça, dans les massifs qui restent, les derniers massifs sauvages. Chaque année, les caribous doivent eux essayer de suivre et de survivre dans ce nouveau paysage fragmenté et sillonné par des routes de récolte de bois, routes utilisées agressivement par la suite par le loup, le prédateur le plus important du caribou. Je pourrais faire des cauchemars; je fais des cauchemars.

Je vous invite, maintenant, très bientôt, hier - à chercher et à trouver le sens, l'importance, du caribou dans votre forêt boréale, dans votre imaginaire de la forêt boréale. Ça vous dérange, le vide, ou non? Si oui, dites quelque chose, levez-vous, avant que les fantômes se multiplient, se jetant devant nous à chaque visite future. «Nous étions là, dans ce vide devant vous; nous ne sommes plus». 

Alison Munson, professeure titulaire en écologie forestière, Université Laval